meta défense
by Fabrice Wolf
Résumé
Depuis plus de quinze ans, Dassault Aviation répétait que le F-35 américain, avait été conçu pour détruire l’industrie aéronautique européenne. Les faits lui donnèrent en partie raison, alors que plus des deux tiers des aviations de chasse en Europe, ont fait le choix du chasseur de Lockheed Martin, à ce jour, privant les trois avions de combat européens, d’un marché déterminant pour le maintien des capacités industrielles et technologiques.
Toutefois, si les Rafale, Gripen et Eurofighter Typhoon ne parvinrent pas à se positionner face au F-35 au sein des forces aériennes européennes, n’étant acquis que par leurs pays d’origine ou par des forces aériennes n’ayant pas capacités à acquérir l’avion américain, ces appareils parvinrent à convaincre sur la scène internationale, avec la vente, de 2015 à 2025, de plus de 450 avions de combat européens, dans le monde, soit dix fois plus que la Russie, sur la même période.
C’est ainsi que l’industrie aéronautique militaire européenne, et en particulier sa composante avions de chasse, a survécu à la déferlante F-35 en Europe, lui permettant, notamment, de s’engager dans le développement de deux avions de combat de 6ᵉ génération, le Tempest du programme GCAP, et le NGF du programme SCAF.
Ce marché international extra-européen est, à présent, dans le collimateur de la Maison-Blanche, avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, alors que son administration a multiplié les annonces, discrètes, mais ô combien dangereuses, pour la pérennité de cette industrie européenne, l’un des derniers bastions de souveraineté aux mains des européens.
Sommaire
1. L’interdiction de réexportation des moteurs aéronautiques américains pour neutraliser le JAS 39 Gripen et une partie de l’industrie aéronautique européenne
2. Inde, EAU, Arabie Saoudite, Turquie : l’extension du marché du F-35 pour éreinter le marché export du Typhoon et du Rafale européens
3. Le calendrier et la stratégie export du F-47 pour couper le GCAP et le SCAF de leur marché extra-européen
4. Un moratoire sur les sanctions CAATSA appliquées contre la Russie depuis la victoire électorale de Donald Trump
5. L’épée de Damoclès de la liste ITAR sur l’ensemble des équipements de Défense européens
6. Conclusion
1. L’interdiction de réexportation des moteurs aéronautiques américains pour neutraliser le JAS 39 Gripen et une partie de l’industrie aéronautique européenne
La stratégie américaine contre l’industrie aéronautique européenne de défense, a débuté, il y a quelques semaines, par une annonce restée, pour l’essentielle, inaperçue, quant à ses implications.
En effet, au début du mois de mars 2025, Washington a rendu public son refus d’accorder une licence de réexportation concernant le turboréacteur F414, par la Suède, vers la Colombie. Après une compétition quelque peu rocambolesque, avec l’implication du président Gustavo Petro, il semblait que le Suédois Saab était parvenu à prendre l’ascendant sur Dassault et Airbus, dans ce pays, pour proposer son JAS 39 Gripen E/F afin de remplacer les IAI Kfir israéliens, en fin de vie, des forces aériennes colombiennes.
Les États-Unis, de leurs côtés, avaient joué des coudes à Bogota, pour tenter de garder active leur proposition concernant le F-16V de Lockheed Martin, composée de F-16C/D d’occasion prélevés sur la flotte de l’US Air Force, modernisés pour l’occasion vers le standard Block 70. Cette proposition américaine n’avait pas du tout les faveurs des armées colombiennes.
Comme ce fut le cas pour les exportations de Gripen vers la Hongrie, la République tchèque, l’Afrique du Sud et la Thaïlande, ainsi que vers le Brésil, plus récemment, Stockholm a fait une demande de réexportation des turboréacteurs américains, utilisé par l’avion suédois, vers leur client potentiel colombien, en vue de transmettre une offre ferme et définitive à ce sujet.
C’est précisément là que Washington a refusé à Saab cette autorisation, alors que, dans le même temps, les États-Unis ont envoyé une nouvelle contre-offre à Bogota, pour tenter d’imposer leur F-16V en Colombie.
Ce n’est pas la première fois que Washington utilise une stratégie de ce type, pour faire dérailler les négociations d’un partenaire européen, afin de s’imposer en retour. Ainsi, en 2019, Donald Trump, encore lui, avait fait ajouter à la liste ITAR, un composant de navigation satellite employé par le missile SCALP-EG de MBDA, pour faire dérailler la vente de Rafale supplémentaires au Caire, ce qui entrainé trois ans de retard, pour ce contrat franco-égyptien de plusieurs milliards d’euros, pour quelques dizaines de composants ne valant pas plus de dix dollars l’unité.
Cette décision américaine fait supposer que, dans les années à venir, tous les avions de combat construits autour de turboréacteurs américains, comme le Gripen, mais aussi le Boramae et le T-50 sud-coréen, le M-346 italien ou encore le Kaan turc, verront leurs options d’exportations extrêmement réduites, pour ne pas dire, entièrement neutralisées. Si les forces aériennes de leur pays d’origine, pourront bien acquérir ces appareils, leur exportation, en revanche, semble très compromise.
Non seulement cela prive Saab de ses ambitions d’exportations en Colombie, mais il est probable qu’il en sera exactement de même en Thaïlande et aux Philippines, les deux contrats les plus actifs pour l’avionneur suédois, alors que le F-16V est là aussi proposé face au Gripen, tant à Bangkok qu’à Manille.
Il en ira certainement de même pour tous les équipements embarquant des moteurs américains, comme c’est le cas de nombreux hélicoptères et de drones, en Europe et en Asie, surtout si, dans le même temps, l’industrie de défense américaine propose des solutions alternatives.
2. Inde, EAU, Arabie Saoudite, Turquie : l’extension du marché du F-35 pour éreinter le marché export du Typhoon et du Rafale européens
Le second volet de cette stratégie tous-azimut, mise en œuvre par Donald Trump, contre l’industrie aéronautique militaire européenne, repose sur l’élargissement des autorisations d’exportations concernant le F-35 de Lockheed Martin.
Jusqu’ici, l’appareil américain était réservé aux alliés les plus proches des États-Unis, comme les membres des 5 Eyes (Australie, Canada, Grande-Bretagne et Nouvelle-Zélande), les membres de l’OTAN et alliés européens clés, ainsi que les trois pays alliés de premier rang des États-Unis, de la zone Pacifique, à savoir la Corée du Sud, le Japon et Singapour.
À peine était-il revenu dans le Bureau ovale, que Donald Trump entreprit d’élargir ce marché déjà arrivé à saturation. D’abord, aux Émirats arabes unis, alors que le président américain avait déjà accordé une licence d’exportation pour le F-35 à Abu Dhabi juste avant son départ de la Maison-Blanche en janvier 2021, licence qui fut suspendue par Joe Biden, quelques jours plus tard.
Mi-février, c’est en inde que le nouveau président proposa, une nouvelle fois, le F-35, une première pour un pays aussi proche de l’industrie de défense russe, et qui met en œuvre, notamment, une large flotte de Su-30, et 6 batteries S-400. Au temps pour la protection des informations radars critiques du précieux appareil de Lockheed Martin.
Aujourd’hui, c’est au tour de la Turquie de se voir ouvrir les portes du F-35, contre la neutralisation de la batterie S-400 russe qui avait provoqué l’exclusion d’Ankara du programme F-35 en 2019, par Donald Trump, mais très fortement contraint, à ce moment-là, par un Congrès à majorité Démocrate.
On peut estimer, sans que cela ait été annoncé sur la scène publique, que l’Arabie Saoudite s’est, elle aussi, vue proposer l’acquisition de F-35, que l’on sait être réclamé par Riyad depuis plusieurs années, sans succès jusqu’ici.
Cette ouverture laisse envisager que les autres pays ayant réclamé l’acquisition de F-35A, comme c’est le cas du Qatar, du Maroc, de la Thaïlande, voire de l’Indonésie, se verront, eux aussi, accorder cette licence d’exportation, pour l’appareil américain.
Or, ces pays portent, pour certains d’entre eux, les espoirs d’exportation des avionneurs européens Dassault Aviation et Eurofighter, lesquels basent leur pérennité, sur ces mêmes exportations, alors que la commande nationale, ou même européenne, était jusqu’ici insuffisante, pour en assurer le bon fonctionnement dans la durée.
3. Le calendrier et la stratégie export du F-47 pour couper le GCAP et le SCAF de leur marché extra-européen
Vendredi 22 mars 2025, Donald Trump a présenté, du Bureau-Ovale, le nouveau chasseur de supériorité américain, issu du programme NGAD, confié à Boeing et baptisé F-47. Au-delà des quelques superlatifs traditionnels du président américain, celui-ci donna deux informations clés, le concernant, ou plutôt, concernant sa carrière internationale.
En effet, là où le F-22 Raptor, son prédécesseur, n’avait pas été autorisé à être exporté, y compris vers certains alliés de premier rang, comme le Japon, afin de préserver la confidentialité autour des technologies employées pour cet appareil, le F-47 sera, lui, proposé sur la scène internationale, mais dans une version aux performances dégradées.
Ce faisant, Donald Trump reprend la stratégie appliquée de longue date par la Russie ou la Chine, tous deux proposant le plus souvent des matériels sur la scène internationale, dans une configuration et avec des performances moindres, comme c’est le cas du Su-35sE, du Su-47E, ou encore du J-10CE.
Le recours à une version dégradée export, constitue une rupture avec la doctrine américaine employée depuis les années 50, qui, au contraire, avait pour habitude de hiérarchiser les équipements disponibles en fonction des liens d’alliance avec le pays client, allant des pays les plus proches (5 Eyes, Israël), ayant accès à une très vaste panoplie de technologies, jusqu’à des pays alliés distants, autorisés à acquérir uniquement certains modèles, comme le F-5 puis le F-16.
Dans le même temps, la Maison-Blanche a confirmé que le premier F-47 volerait, dans sa configuration US Air Force, « avant la fin du mandat du président actuel« , soit d’ici à 2028. Ce faisant, il est probable que l’appareil entrera bien en service en 2030, ou juste après.
Dès lors, il pourrait disposer d’une avance confortable, même en version « bridée », sur le Tempest britannique, prévu pour 2035, et encore davantage sur le NGF du programme SCAF, pour 2040, de sorte à s’imposer sur plusieurs marchés majeurs, sur la scène internationale, comme en Arabie Saoudite, aujourd’hui en négociation pour rejoindre le programme GCAP.
4. Un moratoire sur les sanctions CAATSA appliquées contre la Russie depuis la victoire électorale de Donald Trump
Une autre menace, contre les industries aéronautiques de défense européenne, a émergé quelques jours seulement après la victoire électorale de Donald Trump, en novembre 2024. En effet, alors même que le nouveau président américain n’allait s’installer à la Maison-Blanche que le 20 janvier 2025, Alexander Mikheev, le CEO de Rosoboronexport, annonça, dés la mi-novembre, le premier contrat export du Su-57, le chasseur de 5ᵉ génération russe.
Cette annonce avait de quoi surprendre. En effet, depuis fin 2018, l’industrie de défense russe, et en particulier, son industrie aéronautique militaire, était visée par la législation CAATSA, pour Countering Adversaires of America Through Sanction Act, permettant aux États-Unis de frapper de sanctions sévères les Etats, les entreprises et les individus impliqués dans la vente internationale de matériels militaires des adversaires des États-Unis, comme la Corée du Nord, l’Iran, mais également, la Russie.
Depuis cette date, les exportations militaires russes avaient fortement diminué, les clients craignant d’être mis sous sanctions économiques et/ou technologiques par Washington. C’est ainsi que l’Egypte dû annuler une commande de Su-35se, et que l’Indonésie due renoncer à valider la sienne. En conséquence, les négociations d’exportations d’armements russes, furent menées très discrètement par Moscou, depuis cette date.
Pourtant, en novembre 2024, Rosoboronexport, qui supervise toutes les exportations militaires russes, revendiqua ouvertement la signature d’un contrat pour son Su-57e, sans toutefois aller jusqu’à préciser le nom de ce client, signe que quelque chose avait changé, dans la perception de la menace CAATSA, quelques jours seulement, après la victoire électorale de Trump.
La révélation de l’identité de celui-ci intervint début février 2025, soit, là encore, quelques jours seulement après l’arrivée de Donald Trump dans le Bureau Ovale. L’Algérie confirma, en effet, avoir commandé 14 Su-57e, devant être livrés de 2025 à 2027, alors que la formation des personnels algériens avait d’ores-et-déjà débuté en Russie. Depuis, aucune forme de pression, ou de menaces, n’a semble-t-il été formulée par Washington contre Alger, preuve que la législation CAATSA, concernant la Russie, est bien neutralisée.
De toute évidence, la menace CAATSA, sur les exportations militaires russes, n’est donc plus d’actualité pour Moscou, sur fond de négociations entre les deux pays autour de l’Ukraine, et d’autres sujets.
En levant cette législation, Washington créé, volontairement ou non, un formidable appel d’air pour l’industrie de défense russe, et en particulier, pour son industrie aéronautique militaire. Celle-ci s’est, depuis, empressée d’ouvrir des négociations avec plusieurs pays, en Afrique, au Moyen-Orient, dans le Caucase ou en Asie, pour tenter de retrouver les parts de marché perdues depuis sept ans.
Or, la législation CAATSA avait surtout profité aux Européens, et notamment au Rafale français, concernant la Russie. C’est ainsi que l’Indonésie et la Serbie se sont tournées vers le chasseur de Dassault Aviation plutôt que des modèles russes, initialement envisagés car moins onéreux, alors que l’annulation de la commande de Su-35se égyptiens, a probablement permis d’accroitre le volume de la seconde commande égyptienne de Rafale.
Ce faisant, donc, Washington créé, de façon indirecte, une nouvelle entrave aux exportations européens, sachant que la Russie, avec un rouble très faible, et un immense besoin de devises, n’hésitera pas à brader ses avions de combat sur la scène internationale, pendant plusieurs années, précisément sur un marché traditionnellement adressable, en priorité, par les européens.
5. L’épée de Damoclès de la liste ITAR sur l’ensemble des équipements de Défense européens
Enfin, une menace encore plus délétère pèse, à présent, sur une majorité des équipements militaires européens, et en particulier, dans le domaine aéronautique militaire. En effet, ces matériels, très numérisés, emploient souvent des composants informatiques fabriqués ou conçus aux États-Unis. S’ils ne sont pas, aujourd’hui, présents dans la liste ITAR, rien n’exclut qu’ils puissent y être ajoutés, au besoin, par l’administration américaine, comme ce fut le cas, au sujet du composant GPS du missile SCALP-EG précédemment évoqué.
Dès lors, tous les composants informatiques intégrant des puces ou des composants d’origine américaine, peuvent faire l’objet d’une mesure de protection de la part des États-Unis, la liste ITAR actuelle, et la classification ITAR-Free, n’ayant, dans les faits, aucune valeur en dehors de l’instant à laquelle elle est consultée ou avancée.
On pense, notamment, au choix du turbopropulseur Catalyst de General Electric, pour l’Eurodrone, qui apparait aujourd’hui comme un choix bien peu judicieux, face à l’évidence, d’autant que le français Safran proposait un turbopropulseur exclusivement européen, comme alternative, tout en mettant en garde, précisément, contre ce risque. Désormais, espérer vendre l’Eurodrone sur la scène internationale, face au MS-9B Guardian de General Atomics, sera certainement très difficile à envisager.
Il est impossible, aujourd’hui, de lister les équipements potentiellement menacés en Europe, par un changement de classification américain, les avionneurs européens ne faisant naturellement par la promotion des composants américains présents dans leurs systèmes d’arme.
Toutefois, tant que les européens n’auront pas retrouvé une véritable autonomie de conception et de fabrication, spécialement dans le domaine des composants électroniques, on peut craindre que les dégâts potentiels de cette liste ITAR puissent être considérables.
6. Conclusion
On le voit, les différentes annonces faites, ces dernières semaines, par la Maison-Blanche, ainsi que les décisions passées prises par Donald Trump, dessinent ce qui s’apparente bel et bien à une attaque en règle, sur l’industrie aéronautique militaire européenne, en vue de la priver de son marché international, et ce faisant, de l’étouffer.
Il est probable que, dans certains domaines, cette stratégie permettra bien à Washington de s’imposer face aux avions de combat européens, et en particulier face au Gripen suédois, particulièrement vulnérable par son turboréacteur américain.
Pour autant, elle est aussi à double-tranchants, pour les États-Unis. En effet, la prise de conscience du basculement doctrinal de Washington s’étendant, l’attrait pour des équipements militaires américains, performants, mais à la fiabilité politique incertaine, pourrait bien rapidement s’étioler, face à des européens, voire des russes ou des chinois, beaucoup plus stables dans ce domaine.
Cette prise de conscience commence, d’ailleurs, à produire ses effets en Europe, avec le Portugal qui cherche une alternative au F-35, et même dans les 5 Eyes, avec le Canada qui remet en question l’achat du chasseur de Lockheed Martin, face aux menaces répétées de la Maison-Blanche sur al souveraineté de son voisin et allié historique, membre des 5 Eyes.
Si Donald Trump persiste dans ses positions actuelles, on peut penser que l’éloignement stratégique entre Washington et une partie significative du bloc occidental, toujours attachée à certaines valeurs héritées des décennies précédentes, continuera de progresser, ouvrant de nouvelles opportunités aux avionneurs européens vers ces pays, en recherche d’alternatives aux avions de combat américains.
Reste, dorénavant, aux Européens, et en particulier à la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, à montrer leur propre fiabilité, et d’une certaine manière, leur prévisibilité, ainsi que leur force, sur la scène internationale, pour neutraliser une partie de cette stratégie américaine, tout en convainquant davantage d’européens, et d’autres partenaires, de s’en remettre à eux, plutot qu’aux États-Unis, pour leur sécurité.
24.03.2025