Les risques stratégiques de l’Allemagne

24 mars 2025

Introduction : L’Allemagne aborde la prochaine décennie confrontée à des défis stratégiques multiples, susceptibles d’affecter sa stabilité politique et son rôle en Europe. Des tensions internes – comme la montée d’une extrême droite de plus en plus influente – aux chocs externes – qu’il s’agisse de secousses économiques ou de bouleversements géopolitiques – Berlin doit naviguer prudemment. Par ailleurs, ces défis s’inscrivent dans un contexte européen plus large : d’autres pays du Vieux Continent font face à des problématiques similaires (essor des populismes, inflation élevée, transition énergétique, crise migratoire, etc.), ce qui rend l’analyse comparative essentielle. Nous examinons ci-dessous les principaux risques pour l’Allemagne (politiques, économiques, géopolitiques, sociaux et institutionnels) et comment le gouvernement allemand pourra, malgré ces obstacles, maintenir un cap efficace. Des sources récentes éclaireront chaque point d’analyse.

Montée de l’extrême droite et influence sur la gouvernance

L’Alternative für Deutschland (AfD), parti d’extrême droite fondé en 2013, connaît une progression électorale spectaculaire. Lors de scrutins récents, il a doublé son score par rapport aux législatives de 2021, recueillant environ **20 % des voix et s’imposant comme la deuxième force politique en Allemagne . Cette percée électorale historique le place juste derrière la droite traditionnelle (CDU/CSU) et bien devant le parti social-démocrate (SPD) au pouvoir . Concrètement, l’AfD est devenu le principal parti d’opposition au Bundestag. Ce basculement modifie profondément le paysage politique : un parti nationaliste, eurosceptique et anti-immigration, jadis marginal, exerce désormais une influence non négligeable sur le débat public.

La montée de l’AfD s’accompagne d’une fracture géographique et sociale. Le vote d’extrême droite est massivement ancré dans les Länder d’ex-Allemagne de l’Est, où l’AfD arrive en tête dans la plupart des circonscriptions, tandis qu’à l’Ouest, elle demeure largement minoritaire . Ce fossé Est-Ouest, persistant plus de trois décennies après la réunification, s’ajoute à une fracture socioprofessionnelle : l’AfD arrive en tête chez les ouvriers (38 % des voix dans ce groupe) et les chômeurs (34 %) , capitalisant sur le sentiment de déclassement d’une partie des classes populaires. Elle séduit aussi une partie de la jeunesse adulte (25-44 ans) mécontente . Cette diffusion de l’extrême droite dans de larges couches de la société allemande pose un défi majeur à la gouvernance : le système politique doit intégrer une contestation radicale tout en préservant la stabilité.

Jusqu’à présent, les autres partis maintiennent un cordon sanitaire autour de l’AfD, refusant toute alliance avec elle. Cela complique la formation de majorités stables, surtout à l’échelle régionale : dans certaines élections locales de 2024 en ex-RDA, l’AfD est arrivée en tête pour la première fois depuis 1945, forçant les partis traditionnels à envisager des coalitions inédites pour l’écarter du pouvoir . Par exemple, en Thuringe, Brandebourg ou Saxe, conserver l’AfD dans l’opposition a requis des alliances allant du centre-droit jusqu’à la gauche, témoignant d’une fragmentation politique grandissante . Cette nécessité de former de larges coalitions “anti-AfD” pourrait rendre la gouvernance plus lente et complexe. Au niveau fédéral, la fragilité de la coalition tripartite actuelle (SPD-Verts-FDP) s’est accentuée : les succès électoraux de l’extrême droite ont exacerbé les dissensions internes du gouvernement Scholz, au point d’ouvrir la voie à des élections anticipées en 2025 . Une telle situation accroît l’instabilité politique et détourne l’attention des autres réformes à conduire.

L’expérience d’autres pays européens met en perspective ce phénomène. L’Allemagne n’est pas une anomalie : l’extrême droite gagne du terrain à travers l’Europe, que ce soit au Parlement européen ou dans les Parlements nationaux. En 2024, des partis populistes ou nationalistes gouvernent déjà en Italie, en Pologne, en Hongrie ou participent au pouvoir en Suède. En Autriche, le FPÖ a remporté près de 29 % des voix aux législatives de 2024, arrivant en tête du scrutin . Partout, ces forces profitent des inquiétudes liées à l’immigration, à l’identité nationale ou au pouvoir d’achat, et influencent le programme des partis traditionnels. En Allemagne, cette normalisation des thématiques portées par l’AfD se traduit par un durcissement du discours sur l’asile et l’immigration même au sein du gouvernement. Ainsi, Berlin a récemment opéré un virage sécuritaire en matière migratoire pour répondre au sentiment d’« urgence migratoire » exploité par l’AfD . L’exécutif allemand a rétabli des contrôles aux frontières et réduit certaines aides, marquant une rupture avec la politique d’accueil généreuse de 2015 . On observe un phénomène similaire en Europe : les idées de la droite radicale imprègnent de plus en plus les politiques communes, notamment sur l’immigration. Sous la pression de ces opinions, l’Union européenne a adopté en 2024 un accord renforçant le contrôle des frontières et les expulsions de migrants en situation irrégulière . En ce sens, l’ascension de l’extrême droite allemande s’inscrit dans une tendance continentale qui bouscule la gouvernance démocratique : elle peut la déstabiliser (en fragmentant les parlements) tout en la contraignant à durcir certaines politiques publiques .

Enfin, l’Allemagne conserve néanmoins d’importants atouts institutionnels pour faire face à ce défi politique. Son régime parlementaire proportionnel est habitué aux coalitions et à la recherche de compromis. La société civile reste vigilante, comme l’a montré la mobilisation d’un million de personnes en janvier 2024 contre la montée de l’extrême droite et les discours xénophobes . Cette forte réaction populaire et médiatique – unique en Europe par son ampleur – témoigne d’une résilience démocratique allemande, susceptible de contenir l’influence de l’AfD sur la gouvernance à venir.

Défis économiques : inflation, compétitivité industrielle et transition énergétique

Sur le plan économique, l’Allemagne est confrontée à une conjoncture morose et à des défis structurels qui pourraient s’aggraver dans la décennie. Première économie d’Europe, elle voit pourtant sa croissance patiner depuis 2019 . Après le choc du Covid puis de la guerre en Ukraine, la machine économique allemande peine à redémarrer : le PIB stagne (+0,0 % prévu en 2025 selon l’institut de Kiel) et les projections oscillent à peine entre 0 % et +0,3 % de croissance . Ces prévisions placent l’Allemagne parmi les pays développés les plus à la traîne en termes de reprise . Plusieurs facteurs expliquent cette quasi-récession latente : une demande extérieure affaiblie (les exportations allemandes ne tirent plus la croissance), une consommation des ménages atone sur fond d’inflation, et un ralentissement de l’investissement privé . Les économistes s’interrogent dès lors : l’économie allemande traverse-t-elle un simple creux conjoncturel ou bien un malaise plus profond et structurel ? . Le gouvernement craint un scénario de “stagflation” prolongée, combinaison perverse d’activité anémique et de prix élevés.

En effet, l’inflation reste un sujet de préoccupation majeur. Alimentée d’abord par la flambée des coûts de l’énergie en 2022 puis par des effets de second tour, la hausse des prix en Allemagne a atteint son plus haut niveau depuis la réunification avant de refluer. Malgré ce reflux, l’inflation demeure supérieure aux niveaux d’avant-crise et devrait encore s’établir autour de 2,4 % en 2025 (IPCH) selon la Bundesbank – un taux nettement au-dessus de l’objectif de 2 % de la BCE. Les pressions inflationnistes proviennent de plusieurs sources : le renchérissement durable de l’énergie, la pénurie de main-d’œuvre qui tend les salaires dans certains secteurs, ou encore les goulets d’étranglement post-pandémie. Pour les ménages allemands, c’est un choc notable après des années de stabilité des prix, qui entame leur pouvoir d’achat et pèse sur la consommation. Pour les entreprises, c’est un facteur d’érosion de compétitivité, en particulier face à des concurrents hors zone euro moins affectés.

Au-delà de l’inflation, c’est l’ensemble du modèle industriel allemand qui est mis au défi. Pilier traditionnel de l’économie du pays, l’industrie manufacturière – et en son cœur l’automobile – traverse une période critique. Les géants automobiles comme Volkswagen, BMW ou Mercedes-Benz voient leur suprématie remise en cause :
ils perdent des parts de marché face aux concurrents américains (ex. Tesla) et surtout chinois . La Chine, longtemps premier débouché d’exportation pour les voitures allemandes, est devenue un adversaire redoutable dans les nouvelles technologies (voitures électriques, batteries), où l’offre allemande souffre de retard . Ce retournement est d’autant plus difficile que le marché chinois lui-même ralentit, réduisant la demande de produits allemands . En parallèle, les coûts de production en Allemagne ont augmenté, en partie à cause de la hausse du prix de l’énergie et de l’incertitude commerciale mondiale. Cette situation nourrit le spectre d’une perte de compétitivité durable de l’industrie allemande, autrefois qualifiée de locomotive de l’Europe. La production industrielle a déjà reculé de près de 1 % en 2023, et certains évoquent un risque de désindustrialisation si aucune réponse n’est apportée. Pour ne rien arranger, les politiques protectionnistes montent dans le monde – par exemple les subventions massives aux États-Unis pour leurs industries vertes (Inflation Reduction Act) ou l’éventualité de nouveaux droits de douane américains – ce qui menacent un pays exportateur comme l’Allemagne. Des analystes estiment que le retour
d’une administration Trump à Washington pourrait coûter jusqu’à 1,2 % de PIB à l’Allemagne en cas d’escalade tarifaire entre les États-Unis et l’UE . L’économie allemande est donc exposée aux vents contraires de la mondialisation, entre concurrence exacerbée et tentations protectionnistes.

La transition énergétique allemande (« Energiewende ») représente un autre défi critique mêlant économie, écologie et sécurité. L’Allemagne s’est fixé des objectifs climatiques ambitieux (neutralité carbone en 2045, –65 % d’émissions d’ici 2030 par rapport à 1990) et a déjà tourné la page du nucléaire en avril 2023 en fermant ses dernières centrales . Cependant, cette transition s’est trouvée heurtée de plein fouet par la guerre en Ukraine. Le conflit a brutalement mis fin à l’approvisionnement en gaz naturel bon marché venu de Russie, dont l’Allemagne était fortement dépendante (55 % du gaz en 2021) . Privé de cette énergie bon marché du jour au lendemain, le pays a subi une envolée des prix du gaz et de l’électricité, menaçant autant le budget des ménages que la survie de certaines usines énergivores . Berlin a réussi à éviter la pénurie grâce à des mesures d’urgence : économies d’énergie, diversification des importations (achat de gaz norvégien, néerlandais, qatari, etc.) et installation en un temps record de terminaux méthaniers pour accueillir du GNL américain . Néanmoins, le coût de l’énergie en Allemagne reste nettement plus élevé qu’avant-guerre, et supérieur à celui de voisins comme la France (qui dispose du nucléaire) ou les États-Unis. Selon la Bundesbank, la production des secteurs industriels à forte consommation d’énergie a chuté de 10 à 15 % du fait des coûts exorbitants du gaz et de l’électricité, et il est peu probable que la situation s’améliore nettement avant plusieurs années . La fermeture des centrales nucléaires, bien qu’idéologiquement motivée par des considérations de sûreté, a pu aggraver le problème en privant le pays d’une source d’électricité bas-carbone stable . Désormais, l’Allemagne doit accélérer encore davantage le déploiement des renouvelables (éolien, solaire) pour atteindre 80 % d’électricité verte en 2030 et compenser la sortie programmée du charbon d’ici 2030- 2038. Elle doit également investir dans des capacités de stockage d’énergie et des centrales à gaz « hydrogène ready » pour garantir la stabilité du réseau . Faute de quoi, des coupures ou des importations massives d’électricité pourraient survenir lors des pointes de demande.

Comparativement, d’autres économies européennes font face aux mêmes turbulences économiques, quoique avec des spécificités différentes. La zone euro dans son ensemble subit l’inflation importée et le ralentissement mondial, mais l’Allemagne est particulièrement touchée en raison de son modèle tourné vers l’export industriel. Là où la France ou l’Espagne bénéficient d’une demande intérieure plus robuste en 2023-2024, l’Allemagne souffre de la contraction du commerce mondial et de la hausse de ses coûts de production. En 2023, elle a été qualifiée de « maillon faible » de la zone euro, enregistrant l’une des croissances les plus faibles d’Europe . Sur l’énergie, Berlin est dans une situation atypique : aucun autre grand pays européen n’a simultanément renoncé au nucléaire et au charbon aussi vite. La France, par exemple, a conservé l’atome et a été moins exposée à la crise du gaz. Néanmoins, l’ensemble de l’Europe a été secoué par la crise énergétique de 2022, et l’Allemagne a coordonné sa riposte avec ses voisins (remplissage solidaire des stockages de gaz, mécanismes européens d’achats groupés, etc.). De plus, l’Union européenne soutient l’effort industriel via des plans comme REPowerEU ou le Fonds d’innovation, ce dont l’Allemagne peut bénéficier pour moderniser son appareil productif. En somme, si l’économie allemande traverse une zone de turbulences plus marquée, c’est un problème européen partagé – la locomotive allemande étant en difficulté, c’est toute l’UE qui risque d’en pâtir.

Enjeux géopolitiques : relations avec la Chine, les États-Unis et la Russie

Le troisième grand volet de risques concerne la scène géopolitique. L’Allemagne, puissance exportatrice et État pivot de l’UE, évolue dans un environnement international de plus en plus conflictuel où ses choix diplomatiques seront déterminants. Trois relations en particulier concentrent l’attention : le lien transatlantique avec les États- Unis, le partenariat économique et rivalité stratégique avec la Chine, et bien sûr le rapport historique et désormais hostile avec la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Avec Washington, l’Allemagne a traditionnellement entretenu des liens étroits, s’appuyant sur l’alliance atlantique (OTAN) pour sa sécurité. L’arrivée de Joe Biden en 2021 avait raffermi cette relation après les tensions de l’ère Trump. Cependant, l’horizon 2025 est incertain : la possible réélection de Donald Trump ou d’un président isolationniste remettrait en cause certains équilibres. Déjà, M. Trump a suggéré que les alliés européens devraient accroître drastiquement leurs dépenses militaires jusqu’à 5 % du PIB (bien au-delà du seuil de 2 % recommandé par l’OTAN) . Une telle exigence créerait une forte pression budgétaire sur Berlin, qui refuse catégoriquement de doubler son budget de la défense du jour au lendemain . Olaf Scholz a ainsi déclaré en 2025 qu’il se tiendrait à l’objectif de 2 % du PIB pour la défense – ce qui représente déjà un effort substantiel – mais qu’aller au-delà exigerait des hausses d’impôts ou des coupes inacceptables ailleurs . On voit poindre ici un divergent transatlantique : en cas de retour d’une administration américaine moins conciliante, l’Allemagne pourrait se retrouver accusée de “laxité” par les États-Unis, alors même qu’elle opère la plus grande augmentation de budget militaire de son histoire récente (100 Mds € annoncés en 2022 pour moderniser la Bundeswehr). Une réduction de l’engagement américain en Europe – scénario envisagé si Washington se concentrait sur la Chine ou se désintéressait de l’OTAN – représenterait également un défi colossal. L’Allemagne devrait alors assumer davantage de responsabilités en matière de défense européenne, un domaine où elle manque encore de capacité (tant matériel – armée en cours de rééquipement – que doctrinal – une tradition de retenue militaire depuis 1945). Cette perspective a ravivé le débat sur « l’autonomie stratégique » de l’Europe : Paris plaide pour une Europe capable de se défendre seule, alors que Berlin reste plus circonspect et attaché à l’OTAN . Les deux approches ne sont pas incompatibles, mais traduisent des accents différents qui devront être harmonisés pour que l’UE puisse, le cas échéant, compenser un désengagement américain.

Vis-à-vis de la Chine, l’Allemagne opère un lent réajustement de sa politique. Pendant des décennies, Pékin a été considéré surtout comme un gigantesque marché et un partenaire commercial crucial pour l’industrie allemande. Cette époque du “Wandel durch Handel” (changement par le commerce) touche à sa fin. La Chine de Xi Jinping est devenue un rival systémique, concurrent technologique et puissance assertive, ce qui force Berlin à trouver un nouvel équilibre entre opportunités économiques et gestion des risques. En juillet 2023, le gouvernement Scholz a publié sa première Stratégie nationale sur la Chine, adoptant le concept européen de “de-risking” (« réduction des risques ») . Ce document reconnaît la nécessité de limiter les dépendances critiques à l’égard de la Chine (dans les secteurs stratégiques, matières premières, technologies sensibles) sans pour autant prôner un découplage total de l’économie . En clair, l’Allemagne souhaite diversifier ses chaînes d’approvisionnement, contrôler les investissements dans les domaines sensibles et renforcer les mécanismes de filtrage, tout en préservant autant que possible les échanges commerciaux avec Pékin. Ce n’est pas une orientation facile : les milieux industriels allemands, notamment l’automobile, la chimie ou le machinisme, restent très exposés au marché chinois et redoutent de perdre leurs positions . D’un autre côté, la pandémie et la guerre en Ukraine ont révélé la vulnérabilité d’une dépendance excessive envers un seul pays (que ce soit la Chine pour certains composants ou la Russie pour l’énergie). Le “découplage” radical étant exclu, la voie étroite du de-risking est désormais la doctrine officielle : réduire les risques sans rompre les liens. Cette approche rejoint celle de l’Union européenne et de la Commission von der Leyen. Ainsi, l’Allemagne s’aligne progressivement sur une position européenne plus ferme vis-à-vis de Pékin, intégrant la notion de rivalité stratégique aux côtés de la coopération commerciale. Sur les dix prochaines années, le défi sera de maintenir cette posture : éviter un tête-à-tête périlleux avec la Chine (dont l’UE reste dépendante dans de nombreux domaines, des terres rares aux produits manufacturés) tout en protégeant ses intérêts économiques et sa souveraineté technologique. Des décisions sensibles attendent Berlin, par exemple sur la question de la 5G (exclusion ou non de fournisseurs chinois comme Huawei) ou sur le contrôle des investissements chinois dans les infrastructures critiques en Allemagne. La gestion de la relation sino-allemande aura aussi des implications européennes – car une
éventuelle agression chinoise contre Taïwan ou une nouvelle guerre commerciale sino-américaine auraient des répercussions majeures sur l’économie européenne, et l’Allemagne en première ligne.

En ce qui concerne la Russie, l’invasion de l’Ukraine en 2022 a provoqué un séisme dans la politique étrangère allemande. Le chancelier Scholz a parlé
de « Zeitenwende » (tournant historique) pour décrire la rupture avec des décennies d’orthodoxie diplomatique axée sur le dialogue et les liens économiques avec Moscou. Désormais, l’Allemagne mène, aux côtés de ses alliés occidentaux, une politique
de fermeté envers la Russie : sanctions économiques lourdes, soutien financier et militaire massif à l’Ukraine (plus de 12 milliards d’euros d’aide en 2022-2023) , accueil de centaines de milliers de réfugiés ukrainiens, et renforcement de la présence de l’OTAN sur le flanc oriental. Pour l’Allemagne, ce revirement n’a rien d’aisé. Longtemps, la Russie fut un fournisseur énergétique clé et un marché voisin ; Berlin misait sur l’engagement économique pour arrimer Moscou à un ordre coopératif
(Ostpolitik modernisée). La guerre a mis fin brutalement à cette stratégie. Le risque géopolitique à moyen terme est que le conflit en Ukraine s’enlise ou s’étende, obligeant l’Europe – et en son cœur l’Allemagne – à rester en état d’alerte permanente. Une guerre prolongée signifie : effort soutenu de réarmement (avec un coût budgétaire élevé), incertitudes pour les investisseurs, volatilité sur les marchés de l’énergie et des matières premières, sans compter la menace d’actions déstabilisatrices de la Russie (cyberattaques, ingérences politiques, etc.). L’Allemagne devra notamment pérenniser son architecture de sécurité interne et européenne face à une Russie durablement hostile. Cela implique de renforcer les capacités de défense (la Bundeswehr monte en puissance, mais avec quelles échéances ?), de consolider l’unité de l’UE sur les sanctions malgré d’éventuelles divergences entre États membres, et de planifier la reconstruction de l’Ukraine sur le long terme.

Sur le volet énergétique, la coupure avec la Russie, même gérée avec succès en 2022- 2023, laisse un héritage délicat. À court terme, l’Allemagne s’est adaptée à l’absence de gaz russe, évitant le pire grâce à des sources alternatives. À long terme, elle vise l’indépendance via les renouvelables et l’hydrogène vert. Mais entre-temps, elle reste exposée à des chocs externes (évolution des cours mondiaux de l’énergie, décisions de l’OPEP+, etc.). La sécurité énergétique – jadis garantie par des contrats stables avec Gazprom – devra être repensée dans un monde fragmenté. Par ailleurs, Moscou cherche à affaiblir le front européen : il n’est pas exclu que la Russie tente d’exploiter politiquement la montée de l’extrême droite en Allemagne (certains segments de l’AfD sont ouvertement prorusses ou anti-sanctions) pour influencer la future orientation de Berlin. Le renseignement intérieur allemand surveille déjà de près l’AfD, notamment en Thuringe et Saxe où elle est classée comme groupe d’extrême droite radicale . On voit donc que les défis internes et externes s’entremêlent : maintenir la ligne dure face à la Russie tout en gérant la contestation populiste en interne sera un exercice d’équilibrisme.

En toile de fond, notons que l’ensemble de l’Union européenne fait face à ces grands réalignements géopolitiques. L’UE soutient l’Ukraine, se repositionne vis-à-vis de la Chine (notamment en cherchant à réduire sa dépendance sur les technologies critiques) et s’interroge sur sa sécurité future en lien avec l’OTAN. L’Allemagne, en tant que poids lourd économique et démographique de l’UE, est attendue pour coordonner la réponse européenne. Cela peut créer des frictions ou des attentes excessives : par exemple, les pays baltes et la Pologne aimeraient que Berlin soit encore plus proactive militairement contre la Russie, tandis que d’autres États du sud de l’Europe sont plus préoccupés par les conséquences économiques de la rivalité États-Unis/Chine. L’art de la diplomatie allemande sera de trouver un consensus européen malgré ces différences, en tandem avec la France notamment, afin que l’UE parle autant que possible d’une seule voix face aux grandes puissances.

Tensions sociales et démographiques : intégration des migrants et vieillissement de la population

Sur le plan social, l’Allemagne affronte deux tendances de long terme : d’une part,
un vieillissement accéléré de sa population qui crée des déséquilibres démographiques et, d’autre part, les défis de l’immigration et de l’intégration dans une société de plus en plus diverse. Ces deux phénomènes sont liés : l’immigration est en partie la réponse au vieillissement, mais elle suscite elle-même des tensions qu’il faut gérer pour préserver la cohésion nationale.

L’Allemagne vieillit. La génération du baby-boom approche de l’âge de la retraite (67 ans en Allemagne), ce qui va creuser le ratio inactifs/actifs. D’ici le milieu des années 2030, le nombre de personnes de 67 ans et plus va augmenter d’environ 4 millions, pour atteindre au moins 20 millions de personnes âgées en Allemagne . Parallèlement, la population en âge de travailler pourrait diminuer de 1,6 à 4,8 millions sur les 15 prochaines années sans apport migratoire . Concrètement, cela signifie moins de cotisants pour financer les retraites et les soins de santé, et potentiellement des pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs. Déjà aujourd’hui, le pays affiche un taux de chômage très bas (autour de 3 %), et près de 1,7 million d’emplois vacants faute de candidats disponibles . Certains secteurs clés – ingénierie, informatique, santé, BTP – souffrent d’un manque de personnel qualifié. Cette situation risque de s’aggraver si rien n’est fait, freinant la croissance à moyen terme (moins de travailleurs = moins de production possible) . Le vieillissement exerce aussi une pression sur le système de retraite : l’Allemagne a déjà repoussé l’âge légal à 67 ans, mais devra sans doute envisager d’autres réformes (allongement de la durée de cotisation, incitations à travailler plus longtemps, etc.) sous peine de voir son budget social exploser.

Face à cela, l’une des solutions majeures envisagées est l’immigration. Depuis les années 2010, l’Allemagne s’est transformée en véritable “pays d’immigration”, accueillant à la fois des réfugiés humanitaires et des migrants économiques. En 2015, sous l’impulsion d’Angela Merkel, elle a ouvert ses portes à plus d’un million de réfugiés (principalement syriens), démontrant une capacité d’accueil sans équivalent en Europe . Plus récemment en 2022, elle a de nouveau accueilli massivement les réfugiés ukrainiens fuyant la guerre (plus d’un million d’Ukrainiens se sont installés en Allemagne en quelques mois ). Cette tradition d’accueil a des fondements à la fois humanitaires et économiques : l’immigration peut combler en partie le déficit de natalité et les besoins du marché du travail. Consciente de cela, la coalition au pouvoir a réformé en 2023 la loi sur l’immigration de main-d’œuvre qualifiée pour la faciliter. Les critères d’obtention de la carte bleue européenne ont été assouplis (seuil de salaire abaissé, reconnaissance des diplômes simplifiée) et une nouvelle « carte d’opportunité » a été lancée pour attirer des talents non européens . L’objectif affiché par le ministre du Travail Hubertus Heil est clair : « L’Allemagne manque déjà de main-d’œuvre aujourd’hui, et à terme le déficit sera encore plus important. Un pays d’immigration moderne ouvre des portes et des cœurs » . Ainsi, Berlin mise sur un apport migratoire régulier pour stabiliser sa population active. Les projections démographiques montrent d’ailleurs que si l’Allemagne maintient un niveau d’immigration net similaire à celui de la dernière décennie, sa population – aujourd’hui ~84 millions – pourrait se maintenir voire croître légèrement (certains scénarios vont jusqu’à 90 millions d’habitants en 2070) , atténuant le choc du vieillissement.

Cependant, l’immigration de grande ampleur pose des défis d’intégration et suscite des crispations politiques, en Allemagne comme ailleurs en Europe. L’arrivée de plus de 1,2 million de demandeurs d’asile de 2015 à 2018 a mis sous tension les capacités d’accueil (hébergement, cours de langue, insertion professionnelle). Après une accalmie, les demandes d’asile sont reparties à la hausse : près de 300 000 personnes ont demandé l’asile en 2023, un niveau record depuis 2015 . Les structures d’accueil allemandes arrivent à saturation – par exemple, le centre de réfugiés installé dans l’ancien aéroport de Berlin-Tegel héberge des milliers de personnes et doit régulièrement s’agrandir . Certaines villes ou communes rurales tirent la sonnette d’alarme, invoquant une pression sur les logements, les écoles ou les budgets locaux. Ces difficultés concrètes alimentent un sentiment de « perte de contrôle » d’une partie de la population, sur lequel surfent les partis populistes. L’AfD a fortement capitalisé sur la thématique migratoire, accusant le gouvernement de laxisme et promettant une politique d’asile ultra-restrictive. En réaction, le chancelier Scholz a durci le ton fin 2023 en annonçant des mesures pour endiguer l’immigration illégale : renforcement des contrôles aux frontières (avec la Pologne, la Suisse, la République tchèque), accélération des expulsions des déboutés du droit d’asile, baisse de certaines aides sociales pour les nouveaux arrivants . Il s’agit clairement de décourager les arrivées et de montrer à l’opinion publique que l’État peut réguler les flux. Cet axe plus ferme rapproche l’Allemagne de la politique migratoire de pays comme l’Autricheou
le Danemark, jadis critiqués pour leur dureté. On peut y voir l’influence indirecte de l’extrême droite sur les politiques publiques, comme mentionné plus haut.

L’intégration des étrangers déjà présents est l’autre pan du défi. L’Allemagne compte aujourd’hui environ 3 millions de réfugiés et demandeurs d’asile sur son sol, davantage que tout autre pays européen . À cela s’ajoutent des millions d’immigrés économiques ou familiaux, installés parfois de longue date (travailleurs turcs arrivés depuis les années 1960, etc.). Cette mosaïque implique de grands efforts pour favoriser la cohésion : apprentissage de la langue, accès à l’emploi, réussite scolaire des enfants issus de l’immigration, lutte contre les discriminations… Les pouvoirs publics ont multiplié les programmes, et de nombreux parcours individuels sont des succès. Le taux d’emploi des réfugiés arrivés en 2015 monte progressivement, signe d’une intégration économique en cours. Toutefois, des poches de marginalisation subsistent. Dans certains quartiers défavorisés, la concentration de populations immigrées mal insérées peut créer un terreau pour des problèmes sociaux (chômage, délinquance) et alimenter les préjugés. Le gouvernement cherche à éviter ces travers, conscient que l’acceptation de l’immigration par la société majoritaire dépend de la capacité à intégrer convenablement ceux qui arrivent.

Comparée aux autres pays européens, la situation allemande apparaît contrastée. D’un côté, l’Allemagne est souvent citée en exemple pour son dynamisme migratoire et son faible natalité, un peu à l’instar de ce que connurent jadis les États-Unis ou le Canada. D’un autre côté, elle affronte des tensions identitaires comparables à la France (qui a aussi une longue histoire d’immigration) ou à l’Italie (récemment confrontée à des arrivées massives via la Méditerranée). Beaucoup de pays européens vieillissent même plus vite que l’Allemagne – l’Italie ou l’Espagne ont une fécondité encore plus basse – mais n’ont pas la même attractivité migratoire et connaissent donc un déclin démographique. L’Allemagne a choisi de pallier son déficit de naissances par l’immigration, une stratégie payante économiquement mais politiquement sensible. À l’échelle de l’UE, la question migratoire reste hautement divisive entre États membres, ce qui complique l’élaboration d’une réponse commune. Néanmoins, en 2023, un accord s’est esquissé sur un Pacte européen sur l’asile et les migrations, prévoyant entre autres une solidarité financière entre pays et des procédures accélérées aux frontières. L’Allemagne, aux côtés de la France, pousse pour ce compromis qui permettrait de mieux répartir l’accueil des demandeurs d’asile et d’éviter que ne se reproduisent les crises de 2015 ou 2023.

En somme, le défi socio-démographique de l’Allemagne est de réussir à rester un pays ouvert et prospère malgré le vieillissement et la diversité accrue de sa population. Cela passe par un équilibre subtil : continuer à attirer de la main-d’œuvre étrangère pour soutenir l’économie et les retraites, tout en rassurant la population sur la maîtrise des flux et en assurant une intégration harmonieuse. Faute de quoi, les fractures sociales risquent de s’approfondir et de fournir un terreau encore plus fertile aux extrémismes.

Défis institutionnels au sein de l’Union européenne et rapports de force avec la France

Enfin, l’Allemagne est attendue sur le terrain institutionnel européen, où son leadership traditionnel est mis à l’épreuve. Au cœur du « tandem » franco-allemand qui a historiquement impulsé la construction européenne, Berlin doit composer avec un environnement communautaire plus hétérogène : élargissement de l’UE, nouvelles coalitions d’États aux intérêts divergents, et parfois des frictions avec son partenaire français. Gouverner efficacement implique donc pour l’Allemagne de relever les défis de l’Union européenne en mutation et de gérer au mieux sa relation avec Paris, tout en évitant les écueils d’une concurrence intra-européenne.

Un premier enjeu tient à l’avenir de l’UE à 27 (et bientôt plus). L’Union européenne envisage un nouvel élargissement ambitieux d’ici la fin de la décennie, notamment aux Balkans occidentaux, et potentiellement à l’Ukraine et la Moldavie. L’Allemagne soutient en principe ces adhésions futures – en particulier celle de l’Ukraine, y voyant un impératif géopolitique après l’agression russe. Néanmoins, Berlin souligne, de concert avec Paris, que l’UE actuelle n’est pas prête structurellement à accueillir plus de membres sans réforme préalable. En septembre 2023, un groupe d’experts indépendants mandaté par la France et l’Allemagne a remis un rapport appelant l’Union à adopter une série de réformes profondes d’ici 2030 afin de pouvoir absorber de nouveaux États tout en restant gouvernable . Parmi les pistes évoquées figurent la réduction du nombre de domaines soumis à l’unanimité (pour passer davantage de décisions au vote à la majorité qualifiée) , ainsi qu’une Europe à plusieurs vitesses assumée, avec différents cercles d’intégration (principe de différenciation) . Autrement dit, l’Allemagne prépare activement l’Union de demain, consciente que son propre poids relatif y diminuera à mesure que de nouveaux pays entreront. Le défi institutionnel sera de mener ces réformes – politiquement sensibles – tout en maintenant l’unité des 27 actuels. Des résistances existent : certains petits pays redoutent de perdre leur veto, des pays d’Europe centrale craignent des mécanismes qui pourraient les marginaliser, etc. Berlin devra faire preuve de diplomatie pour convaincre que ces changements servent l’efficacité et la crédibilité de l’UE face aux grandes puissances. Sans évolution des traités ou des pratiques, une Europe élargie risquerait l’impasse décisionnelle, ce qui affaiblirait tout le monde. L’Allemagne, en tant que premier contributeur au budget de l’UE et bénéficiaire du marché unique, a beaucoup à perdre d’une Union paralysée – et beaucoup à gagner d’une Union renforcée.

Parallèlement, l’Allemagne doit veiller à préserver le moteur franco-allemand, traditionnellement garant d’initiatives communes. Or, depuis quelques années,
des dissonances entre Berlin et Paris se sont accrues sur divers sujets, rendant la coopération moins fluide. En 2022-2023, plusieurs désaccords ont éclaté au grand jour : sur le projet de bouclier antimissile européen (Berlin s’est tournée vers un système israélo-américain sans Paris), sur l’avenir des technologies de défense (le projet d’avion de combat du futur FCAS a pris du retard à cause de divergences industriels), sur la question énergétique (la France reprochant à l’Allemagne son opposition au
nucléaire qui handicaperait une réforme du marché électrique européen) . Ces différends ont même conduit à reporter un conseil des ministres franco-allemand en 2022. Si les rencontres ont repris (comme celle de Hambourg en octobre 2023, où les deux gouvernements ont affiché une volonté de rapprochement), une méfiance mutuelle persistante est relevée par les observateurs . Au-delà des sujets techniques, c’est parfois une lutte d’influence qui transparaît entre les deux plus grandes puissances de l’UE, chacune défendant ses intérêts économiques et sa vision de l’Europe . Par exemple, la France voit d’un mauvais œil la politique anti-nucléaire allemande qu’elle juge nuisible à sa propre industrie et à sa compétitivité électrique . L’Allemagne, de son côté, se montre réservée face aux propositions françaises d’intégration européenne accélérée (budget de la zone euro, autonomie stratégique…), craignant des engagements financiers trop lourds ou une dilution du rôle de la Commission.

Malgré ces frictions, il serait exagéré de parler de rupture : sur le fond, Paris et Berlin partagent une vision commune sur de nombreux dossiers (transition climatique, défense du multilatéralisme, besoin de renforcer l’Europe de la défense même si les approches diffèrent, etc.). Toutefois, la coordination n’est plus aussi automatique qu’à l’époque du couple Merkel-Sarkozy ou Mitterrand-Kohl. L’Allemagne doit ainsi redoubler d’efforts diplomatiques pour maintenir cette entente. Dans la décennie à venir, plusieurs rendez-vous seront cruciaux : la réforme de la gouvernance économique de la zone euro (règles budgétaires, investissements communs), la politique commerciale de l’UE (comment équilibrer ouverture et protection de l’industrie européenne), ou encore la politique de défense européenne (consolidation de projets communs et répartition des rôles avec l’OTAN). Sur chacun de ces sujets, un accord franco-allemand solide est souvent la condition d’un compromis européen plus large. Si le tandem patine, d’autres pays peuvent occuper l’espace et tirer l’UE dans des directions différentes – on l’a vu sur certaines crises où des coalitions ad hoc d’États membres ont pesé. L’Italie de Mario Draghi puis de Giorgia Meloni a, par exemple, cherché à jouer sa carte, de même que la Pologne dans le contexte de la guerre en Ukraine (Varsovie est très active sur les questions de sécurité). L’Allemagne devra donc composer avec de nouveaux rapports de force en Europe. Son poids économique demeure un atout maître, mais il ne suffit plus à rallier les suffrages automatiquement. Berlin devra sans doute écouter davantage les préoccupations de partenaires plus petits et bâtir des alliances thématiques au-delà du seul couple avec Paris.

En outre, l’Allemagne est investie dans la défense des valeurs et de l’État de droit au sein de l’UE, un front institutionnel non négligeable. Des tensions existent avec des pays comme la Hongrie ou la Pologne sur le respect des normes démocratiques européennes. Berlin, en coalition avec d’autres, a soutenu des mécanismes de conditionnement des fonds européens au respect de l’État de droit. Mais les décisions à l’unanimité (par exemple pour sanctionner Budapest) ont jusqu’ici limité l’efficacité de cette pression. Là encore, l’avenir institutionnel de l’UE pourrait évoluer : le rapport franco-allemand mentionné plus haut propose de mieux sanctionner les violations de l’État de droit en assouplissant la règle de l’unanimité en la matière . S’engager sur cette voie sera un défi car il faut éviter de fracturer l’UE, mais l’Allemagne estime, tout comme la France, qu’on ne peut élargir l’Union à de nouveaux membres sans garantir un socle de valeurs communes plus solide.

En résumé, les défis institutionnels et politiques européens de l’Allemagne tiennent à sa capacité de continuer à jouer un rôle de leader constructif dans une Europe élargie et plus polyphonique. Cela suppose de ressouder le partenariat avec la France, de trouver des compromis innovants pour réformer l’UE, et de faire preuve d’ouverture envers l’ensemble de ses partenaires. L’efficacité de la gouvernance allemande ne se mesurera pas seulement à Berlin, mais aussi à Bruxelles et dans les capitales européennes.

Comment l’Allemagne peut gouverner efficacement malgré ces obstacles

Face à cette convergence de défis – politiques internes, pressions économiques, tumultes géopolitiques, transformations sociales et évolution du cadre européen – l’Allemagne devra adopter une approche résolument pragmatique et anticipative pour gouverner efficacement. Voici les grandes orientations qui pourraient lui permettre de surmonter ces obstacles dans la décennie à venir :

1. Réaffirmer le consensus démocratique et la stabilité politique interne : Pour contrer l’influence de l’extrême droite, l’Allemagne peut s’appuyer sur sa culture politique de coalition et de compromis. Même si l’AfD progresse, les partis démocratiques (du centre droit au centre gauche) disposent encore d’une large majorité d’électeurs. Il s’agira de maintenir l’unité républicaine : par exemple, envisager le retour à une grande coalition CDU-SPD le cas échéant, ou d’autres alliances larges, afin d’éviter qu’une impasse parlementaire ne profite à l’AfD. En parallèle, le gouvernement devra répondre aux préoccupations légitimes de la population que l’AfD exploite – insécurité culturelle, sentiment d’abandon de certains territoires, etc. – par des politiques ciblées. Cela implique d’investir davantage dans les régions d’ex-RDA délaissées, de lutter contre les inégalités sociales et de montrer que les institutions sont à l’écoute. Le fait que plus d’un million de citoyens soient descendus dans la rue contre l’extrême droite est un signe d’espoir : la société allemande est attachée à la démocratie et saura soutenir des mesures fermes contre les velléités anticonstitutionnelles. D’ailleurs, les autorités restent vigilantes : si l’AfD ou ses factions venaient à violer ouvertement l’ordre constitutionnel, le débat sur son éventuelle interdiction (déjà évoqué dans le passé) pourrait revenir sur la table , bien que ce soit un dernier recours juridique.

2. Relancer l’économie par l’investissement et l’innovation : Sur le terrain économique, de nombreux analystes estiment que l’Allemagne doit opérer
un changement de cap stratégique pour sortir de la stagnation . Un scénario
optimiste
repose sur des réformes décisivesstimulant la croissance : alléger la fiscalité des entreprises pour libérer l’investissement, accélérer les grands projets d’infrastructures (numérique, chemins de fer, énergie), et remédier aux pénuries de main-d’œuvre par une politique d’immigration qualitative et de formation de la population active . Ce diagnostic est largement partagé. Le gouvernement Scholz a d’ailleurs commencé à agir en ce sens : outre la réforme de l’immigration qualifiée, il a assoupli
le frein à l’endettement en 2020-21 pour permettre un plan d’investissement post-Covid et il envisage de prolonger cette flexibilité budgétaire afin de financer la transition énergétique et numérique. Investir dans les technologies d’avenir – batteries électriques, hydrogène, intelligence artificielle, semi-conducteurs – est crucial pour que l’industrie allemande reste compétitive face aux États-Unis (qui subventionnent massivement via l’IRA) et à la Chine. L’État fédéral peut orienter ces efforts via des incitations fiscales, des partenariats public-privé et une meilleure utilisation des fonds européens (le plan de relance NextGenerationEU a par exemple affecté des milliards d’euros à l’Allemagne pour la transition verte et digitale). Sur le court terme, Berlin a mis en place fin 2023 un bouclier tarifaire pour limiter le prix de l’électricité pour les industriels, mesure destinée à éviter des délocalisations d’usines dues aux coûts énergétiques. Sur le plus long terme, réussir la transition verte sera une source de croissance et non de contrainte, si l’Allemagne parvient à devenir un champion des énergies renouvelables et des technologies climatiques. Sa base scientifique et industrielle la positionne favorablement pour cela, à condition de financer la R&D et de simplifier les lourdeurs administratives qui freinent parfois l’installation d’éoliennes ou de lignes électriques.

3. Poursuivre la transition énergétique de façon sécurisée et soutenable
:
L’abandon des énergies fossiles et nucléaires, combiné à la garantie d’approvisionnement, constitue une équation complexe. Pour la résoudre, l’Allemagne devra diversifier son mix énergétique tout en développant des solutions de secours. Concrètement, cela signifie : accélérer encore les renouvelables (objectif 80 % d’électricité verte en 2030), investir dans les smart grids et le stockage (batteries,
hydrogène) pour pallier l’intermittence, et construire des centrales au gaz convertibles à l’hydrogène prêtes à entrer en fonction lors des pointes de demande . Le récent accord de coalition (février 2024) sur une loi de sécurisation des capacités électriques va dans ce sens, prévoyant des appels d’offres pour 10 GW de nouvelles centrales à gaz modulables . Même si l’arrêt du charbon d’ici 2030 est maintenu en objectif, il faudra peut-être se ménager une période de transition : le gouvernement n’exclut pas que certaines centrales à charbon restent opérationnelles un peu plus longtemps en secours, si nécessaire . La clé sera de faire accepter ces mesures par la population et les acteurs économiques. Un consensus existe en Allemagne sur l’urgence climatique, mais les débats se cristallisent sur les modalités (par exemple, l’interdiction des chaudières fioul/gaz dans l’habitat a suscité de vives controverses en 2023). Une gouvernance efficace impliquera de concerter largement (États régionaux, entreprises, syndicats, citoyens) pour trouver des compromis écologiques ambitieux mais socialement acceptables. Sur ce point, l’expérience allemande du dialogue (dialogues citoyens sur l’énergie, etc.) peut être mobilisée pour renforcer la légitimité des décisions. L’Allemagne peut aussi coordonner ses efforts énergétiques avec ses voisins : l’interconnexion des réseaux européens permet des échanges d’électricité, et des projets communs (parcs éoliens en mer du Nord, corridor hydrogène transfrontalier) augmenteraient la résilience de tous. En résumé, sécuriser la transition énergétique allemande, c’est sécuriser son économie (contre les chocs futurs) et conforter son leadership climatique en Europe, ce dont bénéficiera l’ensemble de l’UE.

4. Assurer un leadership européen constructif : Sur la scène européenne, l’Allemagne pourra gouverner d’autant plus efficacement qu’elle parviendra à fédérer les pays de l’UE autour de réponses communes. Cela vaut pour la politique étrangère (unité sur l’Ukraine, attitude partagée vis-à-vis de la Chine, etc.) comme pour les réformes de l’UE. Berlin a tout intérêt à ce que l’Union européenne reste forte et soudée – c’est un multiplicateur de puissance pour elle. Ainsi, l’Allemagne devrait continuer à jouer son rôle de médiatrice entre les différentes sensibilités européennes. Par exemple, entre les États très atlantistes d’un côté et ceux prônant l’autonomie de l’Europe de la défense de l’autre, l’Allemagne peut trouver une voie intermédiaire qui satisfasse les deux approches (une Europe de la défense intégrée complémentaire à l’OTAN). De même, sur les questions budgétaires, elle peut aider à forger un compromis entre pays du Nord rigoristes et pays du Sud en demande de solidarité financière. Le précédent du Fonds de relance post-Covid de 2020 – que Angela Merkel avait fini par accepter aux côtés d’Emmanuel Macron, brisant un tabou sur la dette commune – montre que lorsque l’Allemagne s’implique pour une solution européenne, cela peut faire bouger les lignes. Dans la décennie qui vient, un projet mobilisateur pourrait être
la réforme des traités de l’UE : l’Allemagne, en tandem avec la France et d’autres, devra porter cette ambition de moderniser le fonctionnement de l’Union (réduction de l’unanimité, nouvelles compétences européennes en matière de défense ou de santé, etc.). Cela demandera du courage politique car toute réforme implique des concessions de souveraineté et peut rencontrer l’opposition des opinions publiques. Néanmoins, ne rien faire exposerait l’UE à l’impuissance à 30+ membres, ce qui serait pire. On peut s’attendre à ce que Berlin use de son poids pour convaincre, tout en rassurant les plus sceptiques en proposant par exemple des clauses de rendez-vous ou des solutions différenciées (Europe à plusieurs vitesses) afin que personne ne se sente laissé pour compte. En outre, maintenir une relation franco-allemande solide sera
un levier d’efficacité : là où Paris et Berlin parviennent à présenter une initiative commune, celle-ci a de grandes chances d’aboutir à Bruxelles. D’où la nécessité, pour le
gouvernement allemand, de continuer à soigner l’axe Paris-Berlin malgré les désaccords. Les réunions bilatérales fréquentes, l’élaboration de feuilles de route communes(comme ce fut le cas sur les questions industrielles ou l’élargissement) et une communication sans faux-semblants pourront atténuer les malentendus. Un partenariat franco-allemand revigoré est d’autant plus important que l’Europe traverse une période de transition stratégique (guerre en Ukraine, reconfiguration des alliances) où un leadership conjoint est attendu par les autres membres .

5. Préserver la cohésion sociale et adapter le modèle d’immigration : Gouverner efficacement, c’est aussi maintenir la confiance des citoyens. L’Allemagne devra veiller à ce que les transformations en cours bénéficient au plus grand nombre pour éviter les fractures. Sur le plan démographique, cela implique de s’attaquer aux défis du vieillissement : probablement en encourageant l’activité des seniors (politique de retraite flexible, formation continue) et en soutenant la natalité (services de garde d’enfants, aides aux familles) – à l’image de la France qui a réussi à garder un taux de fécondité plus élevé grâce à une politique familiale volontariste. Surtout, la réussite du pari migratoire sera centrale. L’Allemagne a montré sa capacité à attirer et intégrer des millions de nouveaux habitants ; il faut transformer l’essai en s’assurant qu’ils deviennent des acteurs à part entière de la société. Cela passe par l’éducation (éviter la création d’écoles “ghetto” en mélangeant les populations), par l’emploi (impliquer les entreprises via l’apprentissage, la reconnaissance des qualifications étrangères) et par la promotion de la citoyenneté. D’ailleurs, une réforme du droit de la nationalité est en discussion pour faciliter l’accès des étrangers à la citoyenneté allemande après quelques années de résidence – ce qui pourrait favoriser l’intégration civique et le sentiment d’appartenance. Parallèlement, l’État devra maintenir un contrôle rigoureux des flux migratoires pour ne pas se retrouver débordé, en coopération avec l’UE (renforcement de Frontex, accords avec les pays d’origine pour les retours, etc.). C’est un équilibre délicat entre ouverture et fermeté qu’il faudra sans cesse ajuster en fonction des contextes internationaux (crises humanitaires, mouvements de population imprévus). En réussissant à montrer qu’immigration et intégration peuvent être maîtrisées, l’Allemagne désarmera en partie la rhétorique d’extrême droite et gagnera en sérénité sociale.

6. Continuer de promouvoir l’état de droit et les valeurs libérales : Enfin, l’efficacité de la gouvernance se mesurera aussi à la capacité de l’Allemagne à rester fidèle à ses principes dans la tourmente. Cela signifie ne pas sacrifier les droits fondamentaux ou l’État de droit sous le coup de la peur ou de la colère. Jusqu’ici, l’Allemagne a plutôt bien tenu ce cap, en absorbant par exemple la crise migratoire de 2015 sans renier ses obligations internationales, ou en défendant la démocratie face aux tentatives d’ingérence. Maintenir ce cap dans la prochaine décennie renforcera son leadership moral en Europe. Concrètement, cela veut dire : poursuivre la lutte contre l’extrémisme sous toutes ses formes (la surveillance du terrorisme d’extrême droite a été accrue après la découverte de cellules néonazies et de complots en 2022-2023), défendre la liberté de la presse et la société civile, et contribuer à renforcer la résilience de l’UE face aux menaces hybrides (cyberattaques, campagnes de désinformation, etc.). Une Allemagne stable sur ses valeurs est un gage de crédibilité pour entraîner les autres pays européens.

Conclusion : L’Allemagne des années 2020 va devoir se réinventer en partie pour relever les défis stratégiques qui l’attendent. Ses fondamentaux – une économie diversifiée, des institutions solides, une position centrale en Europe et un capital humain de qualité – restent solides. Mais la conjonction des crises récentes a mis en lumière des vulnérabilités qu’il lui faut traiter en profondeur. En perspective, d’autres pays européens sont confrontés à des enjeux similaires, qu’il s’agisse de maîtriser l’inflation, de juguler l’extrémisme politique ou de gérer le vieillissement. À bien des égards, l’Allemagne apparaît comme un laboratoire dont l’évolution sera scrutée : sa capacité à intégrer une population immigrée nombreuse tout en maintenant la cohésion sociale, à transformer son modèle industriel pour l’ère post-carbone, ou à exercer un leadership européen consensuel, servira d’exemple – ou de contre-exemple – à ses voisins. Governer efficacement malgré les obstacles nécessitera de la part des dirigeants allemands une vision stratégique à long terme, de la pédagogie envers l’opinion publique, et un réel volontarisme réformateur. Comme l’a souligné le président de la Bundesbank Joachim Nagel, les vents contraires actuels révèlent aussi des problèmes structurels qui doivent être résolus . En s’attelant dès maintenant à ces transformations, l’Allemagne a l’opportunité de consolider son modèle et de demeurer ce qu’elle est depuis des décennies : un pôle de stabilité, de prospérité et de démocratie au cœur de l’Europe, capable d’entraîner avec elle l’ensemble du continent vers une nouvelle phase de succès.

Sources : Hugo Palacin, Touteleurope, fév. 2025 ; Euronews (Monica Pinna, déc. 2024 & fév. 2024) ; Council on Foreign Relations (Liana Fix et Sophia Winograd, oct. 2024) ; Reuters (Michel Rose, oct. 2023) ; MERICS (Jun Ru**, juin 2024) ; Bundesamt/Destatis, déc. 2022 ; Deutschland.de (Min. Travail, nov. 2023) ; Le Monde (nov. 2023) ; German Marshall Fund (Gesine Weber, janv. 2025) ; Euronews (Serge Duchêne (adapt.), déc. 2024) , etc. (voir références dans le texte).

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Je vais mettre à jour l’analyse en prenant en compte l’élection récente de Donald Trump ainsi que celle du nouveau chancelier allemand. J’examinerai les premières décisions de Trump et leur impact sur l’Allemagne et l’Europe, ainsi que les orientations politiques et économiques du nouveau gouvernement allemand.

Je vous tiendrai informé des résultats dès qu’ils seront disponibles.

Impact de l’élection de Trump sur l’Allemagne et l’Europe

Décisions initiales de Donald Trump en politique étrangère et commerciale : Dès son arrivée au pouvoir en janvier 2017, le président Donald Trump a rompu avec l’approche multilatérale de son prédécesseur. Il a annoncé le retrait des États-Unis de plusieurs engagements internationaux : abandon du partenariat transpacifique (TPP) dès sa première semaine de mandat, gel du projet de traité de libre-échange transatlantique (TTIP) avec l’UE, et retrait de l’Accord de Paris sur le climat quelques mois plus tard . Sur le plan migratoire, Trump a décrété une interdiction d’entrée visant les ressortissants de certains pays musulmans, décision vivement critiquée en Europe pour son caractère discriminatoire. En politique de sécurité, il a tenu un discours déstabilisant vis-à-vis de l’OTAN, qualifiant l’Alliance d’« obsolète » et reprochant aux alliés leurs insuffisances budgétaires. Il a notamment affirmé que l’Allemagne « doit d’énormes sommes d’argent » à l’OTAN et aux États-Unis pour sa défense, provoquant une fin de non- recevoir de Berlin . Parallèlement, Trump a adopté une posture plus unilatérale et protectionniste en matière commerciale : il n’a pas hésité à menacer d’instaurer de lourds tarifs douaniers sur les importations, ciblant tout particulièrement l’acier, l’aluminium et l’industrie automobile européennes . Ces premières mesures ont marqué une rupture nette avec la diplomatie américaine traditionnelle, créant un climat d’incertitude pour les alliés européens .

Conséquences sur les relations transatlantiques et les intérêts allemands : Les décisions de Trump ont rapidement tendu les relations transatlantiques et touché des intérêts vitaux de l’Allemagne. Sur le plan sécuritaire, ses déclarations ambiguës sur l’article 5 de l’OTAN (défense collective) et ses critiques des alliés européens ont fait craindre un désengagement américain du parapluie sécuritaire en Europe. Berlin, qui compte traditionnellement sur l’alliance avec Washington pour sa défense, s’est retrouvée mise en cause publiquement pour ses dépenses militaires jugées insuffisantes . Ce climat a poussé l’Allemagne à envisager d’accélérer la hausse de son budget de défense afin de « payer plus pour [profiter] du parapluie protecteur de l’OTAN », selon les mots de Trump . Sur le plan économique, l’Allemagne – première économie exportatrice d’Europe – est directement visée par le tournant protectionniste américain. La menace de tarifs douaniers sur les automobiles allemandes ou l’imposition effective de taxes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium en 2018 a fait redouter une guerre commerciale transatlantique . De telles mesures frappent de plein fouet l’industrie allemande (automobile, sidérurgie) tournée vers l’export, ainsi que l’ensemble de l’UE. Par effet domino, l’économie allemande, très ouverte, a souffert du ralentissement du commerce mondial et des tensions commerciales initiées par Washington – contribuant au ralentissement de la croissance allemande à +1,5% en 2018, puis à seulement +0,5% attendu en 2019 . En matière énergétique et climatique, le retrait américain de l’Accord de Paris et le soutien affiché de Trump aux énergies fossiles contrarient les efforts de l’Allemagne dans la lutte contre le changement climatique. Berlin craint également les sanctions américaines liées à la politique de Trump vis-à-vis de la Russie (par exemple d’éventuelles sanctions sur le gazoduc Nord Stream 2, projet important pour l’approvisionnement énergétique allemand). Enfin, sur le plan géopolitique, le ton conciliant de Trump envers Moscou et ses critiques de l’UE (il a salué le Brexit et qualifié l’UE d’instrument au service de l’Allemagne) menacent la cohésion européenne que l’Allemagne s’évertue à préserver. En somme, la politique « America First » de Trump – qu’il s’agisse du commerce, de la défense ou du climat – a mis l’Allemagne et l’Europe face à un partenaire américain imprévisible et moins engagé, rendant l’environnement stratégique plus incertain .

Réactions de l’Allemagne et de l’Union européenne : Face à ces bouleversements, l’Allemagne et ses partenaires européens ont affiché une réaction à la fois de fermeté et d’affirmation de l’autonomie européenne. Dès janvier 2017, le président du Conseil européen Donald Tusk a osé placer les États-Unis de Trump au rang des « menaces » pour l’Europe, aux côtés de la Chine, de la Russie et du terrorisme islamiste . Ce constat inédit traduit le choc provoqué par la nouvelle administration américaine à Bruxelles comme à Berlin. Angela Merkel, traditionnellement atlantiste, a elle aussi durci le ton après des rencontres décevantes avec Trump : en mai 2017, constatant l’attitude du président américain au G7 et à l’OTAN (refus d’endosser l’accord de Paris, critiques acerbes), elle déclare que « les temps où [l’Europe] pouvait totalement compter sur d’autres sont en partie révolus » et exhorte les Européens à « prendre [leur] destin en main » . Concrètement, Berlin et Paris ont redoublé d’efforts pour renforcer l’Union européenne dans les domaines stratégiques. Sur le plan commercial, l’UE a répliqué aux mesures de Trump : lorsque Washington a appliqué ses tarifs sur l’acier et l’aluminium, Bruxelles a imposé en retour des droits de douane sur 2,8 milliards d’euros de produits américains emblématiques (motos, bourbon, etc.), affichant son unité . Sur le plan diplomatique, l’Allemagne et la France ont réaffirmé leur attachement aux accords internationaux que Trump a abandonnés, qu’il s’agisse du climat (initiative “Make our planet great again” de la France, leadership de l’UE sur la COP21) ou du nucléaire iranien (tentatives européennes de sauver l’accord de 2015 après le retrait américain de 2018). En matière de défense, l’Europe a lancé d’importantes initiatives pour gagner en autonomie stratégique : en 2017, 25 pays de l’UE, dont l’Allemagne, ont lancé la Coopération structurée permanente (PESCO) afin de développer en commun des capacités militaires et de « renforcer la politique de défense » européenne . Parallèlement, l’Allemagne a consenti à accroître progressivement son budget militaire et à s’impliquer davantage dans les missions de l’OTAN et de l’UE (présence renforcée en Europe de l’Est, interventions au Mali, etc.), même si cet effort reste modéré comparé à l’exigence américaine de 2% du PIB. Enfin, sur le plan politique, Berlin et Paris ont cherché à préserver l’unité européenne face aux tentatives de Trump de diviser pour mieux négocier (par exemple, en évitant que certains pays ne cèdent individuellement aux sirènes protectionnistes américaines). Globalement, l’ère Trump a agi comme un catalyseur pour l’Europe : l’Allemagne, en particulier, a pris conscience de la nécessité de diversifier ses partenariats et de « devenir plus européenne » dans son action extérieure , tout en maintenant autant que possible le lien transatlantique. Cette réorientation s’est faite en étroite concertation avec l’Union européenne, dont les dirigeants ont souligné que l’alliance avec Washington ne pouvait plus être tenue pour acquise et que l’UE devait défendre ses intérêts de manière plus proactive.

Le nouveau gouvernement allemand et ses orientations

Chancelier et coalition au pouvoir : À la suite des élections fédérales de septembre 2017, l’Allemagne s’est dotée d’un nouveau gouvernement de « grande coalition » en mars 2018. La chancelière Angela Merkel a entamé ainsi son quatrième mandat consécutif, s’appuyant sur une alliance renouvelée entre son bloc conservateur (CDU/CSU) et le Parti social-démocrate (SPD) . Ce tandem CDU/CSU-SPD, bien qu’issu d’un scrutin difficile (les deux grands partis ayant reculé), dispose d’une confortable majorité au Bundestag. Le contrat de coalition signé s’intitule « Un nouveau départ pour l’Europe. Une nouvelle dynamique pour l’Allemagne. Une nouvelle cohésion pour notre pays »– un titre révélateur des priorités affichées du gouvernement . À sa tête, Angela Merkel demeure le visage de la stabilité, mais elle s’entoure de nouveaux ministres clés issus du SPD (notamment aux Affaires étrangères et aux Finances, portefeuilles confiés respectivement à Heiko Maas et Olaf Scholz à l’époque). Cette répartition illustre la volonté d’équilibre entre conservateurs et sociaux-démocrates pour aborder les grands chantiers à venir.

Orientations économiques, énergétiques et militaires : Le programme du nouveau gouvernement allemand se veut à la fois dans la continuité et marqué par quelques inflexions stratégiques. Sur le plan économique, la coalition maintient le cap d’une gestion rigoureuse et pro-business, tout en reconnaissant la nécessité d’investir pour l’avenir. L’objectif affiché est d’atteindre le plein emploi et de préparer l’économie aux défis du numérique. Le contrat de coalition insiste sur la numérisation de l’industrie et l’innovation, tout en promettant de soutenir davantage les régions en difficulté pour réduire les déséquilibres internes. Berlin reste attaché au libre-échange et rejette clairement le protectionnisme qui gagne du terrain ailleurs : « L’Allemagne restera un site ouvert aux investissements mais nous veillerons à une concurrence équitable », affirmant son soutien à un commerce mondial libre et équitable . Concrètement, cela se traduit par la promotion de nouveaux accords commerciaux – multilatéraux ou bilatéraux – notamment avec l’Asie et l’Amérique latine , afin de diversifier les débouchés et réduire la dépendance vis-à-vis du marché américain. Sur le plan énergétique, le gouvernement confirme la poursuite de la transition énergétique(Energiewende). L’Allemagne vise à devenir “l’économie la plus efficiente au niveau énergétique dans le monde” selon le texte de coalition . Cela implique de massifs investissements dans les énergies renouvelables, la poursuite de la sortie progressive du charbon (programmée d’ici 2038) et la fin définitive du nucléaire d’ici 2022. Les premières mesures du gouvernement Scholz (puisque depuis fin 2021, Olaf Scholz a succédé à Merkel) prolongent cet engagement, avec par exemple une accélération du déploiement des infrastructures pour les véhicules électriques et un soutien accru aux technologies vertes. Sur le plan militaire et diplomatique, la grande coalition adopte une ligne pragmatique : elle réaffirme l’attachement indéfectible de l’Allemagne à l’OTAN tout en soutenant le renforcement de la défense européenne. La phrase-clé du contrat de coalition – « Nous voulons rester transatlantiques et devenir plus européens » – résume cette double orientation . En pratique, l’Allemagne s’engage à assumer plus de responsabilités internationales : maintien des troupes allemandes dans les missions extérieures (Mali, Irak…), participation active à la présence avancée de l’OTAN en Europe de l’Est pour dissuader toute agression, et appui aux initiatives de défense européennes (telles que PESCO ou les projets d’armement franco-allemands). Si le gouvernement ne promet pas d’atteindre immédiatement les 2% du PIB de dépenses militaires réclamés par l’OTAN, il planifie des hausses budgétaires graduelles de la Bundeswehr. Par ailleurs, Berlin met l’accent sur le renforcement des capacités civilo- militaires européennes et la coopération en matière d’armement (par exemple, le développement conjoint avec la France d’un futur avion de combat européen ou d’un char de nouvelle génération, afin de gagner en autonomie stratégique).

Gestion des défis internes et européens : Le nouveau gouvernement Merkel (2018) – puis, par la suite, l’administration Scholz à partir de fin 2021 – doit faire face à des défis de taille tant sur le plan intérieur qu’européen, et a affiché ses priorités pour y répondre. En interne, la montée de l’extrême droite constitue une préoccupation majeure : pour la première fois depuis l’après-guerre, un parti nationaliste, l’AfD, a fait une entrée fracassante au Bundestag avec 12,6% des voix en 2017 . Merkel et sa coalition ont réagi en tentant de reprendre l’initiative sur les thèmes qui ont nourri le vote protestataire. Sur la politique migratoire, largement exploitée par l’AfD, le gouvernement a trouvé un difficile compromis : tout en réaffirmant le droit d’asile fondamental, il a décidé de limiter l’accueil des réfugiés à environ 200 000 par an , instaurant ainsi un garde- fou numérique à sa politique d’ouverture de 2015. Cette mesure, symbolique, vise à rassurer une partie de l’opinion inquiète, tout en évitant de renier les engagements humanitaires de l’Allemagne. Parallèlement, la coalition prépare une loi sur l’immigration visant à attirerdes travailleurs étrangers qualifiés pour répondre aux besoins de l’économie – une manière de montrer qu’immigration peut rimer avec atout, si elle est maîtrisée. En Europe, Berlin plaide pour une solution collective à la crise migratoire : le gouvernement milite pour une réforme du règlement de Dublin et la mise en place d’un système européen de répartition des demandeurs d’asile , afin de soulager les pays en première ligne et de mieux gérer les flux à l’échelle de l’UE. Sur le plan économique, face aux signes de ralentissement apparus en 2018-2019 (moindre croissance, interrogations sur le modèle exportateur), le gouvernement a légèrement infléchi son dogme de rigueur budgétaire. Si l’orthodoxie financière reste forte, on observe un débat en Allemagne sur l’opportunité d’investir davantage dans les infrastructures, la R&D et l’éducation pour soutenir la croissance à long terme. Certains économistes appellent Berlin à profiter de ses excédents pour investir, d’autant que le PIB allemand stagne (seulement +0,5% prévu en 2019) . En réponse, la coalition a commencé à adopter des mesures de relance ciblées (allègements fiscaux pour les ménages, hausse des dépenses d’équipement, plan pour le numérique et les télécoms) tout en conservant une marge de manœuvre en cas de choc extérieur. Sur le plan européen, le nouveau gouvernement a immédiatement tendu la main au président français Emmanuel Macron, qui avait formulé de grandes propositions de refondation de l’UE (discours de la Sorbonne, 2017). Berlin et Paris ont affiché leur volonté de coopération renforcée : Merkel s’est dite prête à des compromis sur la réforme de la zone euro (par exemple, la transformation du Mécanisme européen de stabilité en un Fonds monétaire européen, et la création d’un budget de la zone euro limité) . Ensemble, les deux pays ont présenté un front uni sur les réformes européennes lors du sommet de juin 2018, conscients que « la zone euro n’est pas encore suffisamment à l’abri des crises » . Néanmoins, le gouvernement allemand demeure attentif à ne pas braquer son opinion publique sur ces sujets : des voix, y compris au sein de la CDU/CSU, s’inquiètent des projets de solidarité financière qui pourraient être coûteux pour le contribuable allemand . Merkel a donc adopté une approche prudente, prônant “l’esprit de compromis” avec Paris tout en s’assurant que les principes de responsabilité budgétaire soient respectés . Sur d’autres dossiers européens, Berlin s’aligne étroitement avec Paris : lutte contre le dumping fiscal et social en Europe, taxation des géants du numérique, et bien sûr défense commune (avec le lancement en 2018 de l’Initiative européenne d’intervention à l’initiative de Macron, à laquelle l’Allemagne a adhéré). La relation avec la France est ainsi conçue comme le moteur indispensable pour relever les défis de l’UE : qu’il s’agisse de gérer le Brexit, de contenir les mouvements populistes en Europe centrale, ou de relancer l’intégration, le tandem franco-allemand se veut à la hauteur. En témoignent la signature du Traité d’Aix-la- Chapelle en janvier 2019, qui approfondit la coopération bilatérale (défense, diplomatie, économie), et la création d’une Assemblée parlementaire franco-allemande. Ces initiatives illustrent la stratégie du nouveau gouvernement allemand : resserrer les rangs avec les partenaires européens de même sensibilité pour porter des solutions communes, et ainsi répondre aux crises internes (économiques, migratoires, politiques) par plus d’unité et de cohésion, plutôt que par le repli.

Perspectives stratégiques et ajustements en cours

Adaptation de la politique allemande aux nouvelles dynamiques internationales
:
Confrontée à l’« ère Trump » et à un environnement mondial volatil, l’Allemagne a progressivement ajusté sa stratégie pour défendre ses intérêts. La première réaction de Berlin a été de réaffirmer son ancrage européen comme multiplicateur de puissance dans le monde. Le ton ayant été donné par Angela Merkel – « prendre notre destin en main » – l’Allemagne œuvre, avec l’UE, à réduire sa dépendance vis-à-vis d’alliés moins prévisibles. Concrètement, cela passe par une diversification de ses partenariats économiques et diplomatiques : par exemple, intensifier les relations commerciales avec l’Asie (accords de libre-échange UE-Japon, UE-Vietnam, etc., pour compenser le protectionnisme américain), et dialoguer plus activement avec des puissances émergentes (Chine, Inde) sur les enjeux climatiques et commerciaux. Sur le plan
géopolitique, l’Allemagne soutient pleinement le concept d’« autonomie stratégique européenne » – même si Berlin préfère souvent parler de “complémentarité” avec l’OTAN pour ménager les États-Unis. L’idée est que l’Europe, y compris sur le plan militaire, puisse agir de manière plus indépendante si nécessaire. Dans cet esprit, l’Allemagne investit dans les nouvelles coopérations de défense européennes (PESCO, projets franco-allemands) et a même initié, avec la France, une « Alliance pour le multilatéralisme » sur la scène internationale, pour défendre les institutions et règles globales mises à mal par l’unilatéralisme américain. Par ailleurs, les chocs des dernières années (Trump, mais aussi la pandémie de Covid-19 et plus récemment la guerre en Ukraine) ont incité l’Allemagne à opérer un tournant historique connu sous le nom

de Zeitenwende (changement d’époque) – un terme employé par le chancelier Olaf Scholz en 2022, marquant l’acceptation de dépenses militaires massives et d’une posture de politique étrangère plus affirmée. Ce changement s’inscrit dans la continuité des ajustements amorcés durant la période Trump : davantage investir dans la défense, garantir la sécurité énergétique en évitant les dépendances excessives (la crise russo-ukrainienne l’a tragiquement rappelé), et sécuriser les chaînes d’approvisionnement critiques en diversifiant les sources. En somme, l’Allemagne ajuste sa politique étrangère en renforçant ses filets de sécurité européens (défense commune, politique énergétique coordonnée, plan de relance économique post-Covid au niveau de l’UE) afin de ne plus jamais se retrouver aussi vulnérable face aux revirements de la politique américaine ou aux autres aléas internationaux.

Scénarios envisageables pour la coopération avec la France et l’UE : Dans ce contexte de recomposition stratégique, le tandem franco-allemand reste le pilier de l’action européenne, mais son efficacité dépendra de la capacité des deux pays à surmonter leurs divergences. Un scénario optimiste mise sur une convergence accrue entre Paris et Berlin : face aux défis communs (menaces russes, concurrence chinoise, défis climatiques et numériques), la France et l’Allemagne pourraient renforcer encore leur coordination et entraîner l’UE dans des réformes ambitieuses. Cela se traduirait par exemple par la mise en place effective d’un budget de la zone euro (même modeste) pour aider à stabiliser les économies en cas de choc, par des avancées vers une union de l’énergie (achats communs de gaz, développement de l’hydrogène vert) et une Europe de la défense opérationnelle (quartier général européen, capacités militaires partagées). La coopération franco-allemande pourrait également innover dans de nouveaux domaines : une stratégie industrielle européenne pour les technologies du futur (batteries, microprocesseurs, intelligence artificielle) afin de réduire la dépendance envers les États-Unis et la Chine, ou encore un front commun sur la réforme de l’OMC pour défendre le libre-échange tout en permettant de contrer les pratiques déloyales. Dans ce scénario, l’Allemagne s’appuierait fortement sur l’UE et le partenariat avec la France pour amplifier sa voix : « il est grand temps pour des initiatives de politique étrangère franco-allemandes », soulignaient des experts en 2018, compte tenu de l’instabilité actuelle et des incertitudes sur le rôle international des États-Unis . Le fait qu’un nouveau gouvernement allemand soit désormais en place (que ce soit la grande coalition de 2018 ou la coalition “feu tricolore” de 2021 avec Scholz) ouvre une fenêtre d’opportunité pour de nouvelles actions conjointes au cœur de l’UE, tant que Paris et Berlin parviennent à combiner leurs atouts . À l’horizon, on peut imaginer une relance du moteur franco-allemand aboutissant, d’ici quelques années, à une Europe plus intégrée politiquement (par exemple via une coopération renforcée en matière migratoire, fiscale et diplomatique), qui serait mieux armée pour négocier d’égal à égal avec Washington quel que soit le locataire de la Maison-Blanche.

Cependant, un scénario plus réservé est également envisageable si les divergences persistent. Les différences de culture stratégique et de priorités entre la France et l’Allemagne pourraient freiner certains projets : par exemple, l’attentisme budgétaire allemand face aux ambitions françaises de solidarité financière, ou les réticences allemandes à l’égard d’interventions militaires extérieures plus robustes. Dans un tel cas, la coopération se ferait a minima – les deux pays continuant de coopérer, mais en privilégiant des avancées graduelles plutôt que des grands bonds intégrateurs. L’UE resterait alors dans une posture plus défensive, avançant à petits pas, tandis que chaque pays chercherait en parallèle à ménager ses intérêts nationaux (par exemple, l’Allemagne pourrait tenter de maintenir un lien économique fort avec la Chine ou la Russie, ce qui pourrait créer des désaccords avec Paris). Malgré ces écueils possibles, il est à noter que l’environnement extérieur (choc de la guerre en Ukraine, rivalité sino- américaine, etc.) agit comme un puissant catalyseur pour l’unité européenne – souvent, les crises forcent l’Europe à se renforcer plutôt qu’à se diviser. Ainsi, même si le tandem franco-allemand connaît des moments de tension, les scénarios à long terme tendent vers un approfondissement de la coopération, car ni Berlin ni Paris n’ont intérêt à agir seuls dans le monde actuel. En définitive, l’Allemagne de l’ère post-Trump a pleinement conscience que son destin stratégique est lié à celui de l’Europe. Que ce soit par choix ou par nécessité, elle continuera d’ajuster son cap en fonction des alliances européennes, de la relation transatlantique et des grands équilibres internationaux, afin de minimiser les risques et de saisir les opportunités dans un contexte mondial en rapide évolution. Le pari de Berlin est clair : faire de l’Union européenne – en partenariat privilégié avec la France – le cadre d’action incontournable pour sa sécurité et sa prospérité, indépendamment des soubresauts politiques aux États-Unis ou ailleurs. C’est dans cette direction que convergent tous les ajustements stratégiques récents de l’Allemagne, et les prochaines années montreront dans quelle mesure ce pari sera réussi.