L’Allemagne accélère la transition géopolitique de l’Europe.
Comment faire pour rendre cette nouvelle Zeitenwende vraiment opérationnelle ?
Voix montante de la CDU au cœur du tournant européen de l’Allemagne dirigé par Merz, le ministre Nathaniel Liminski formule une proposition.
Ces dernières semaines, un terme technique allemand, Schuldenbremse — ou frein à l’endettement —, a fait le tour du monde alors que Berlin est devenu le point de convergence de décisions capitales qui façonnent l’avenir de l’Europe.
La semaine dernière, par un vote historique, les deux chambres législatives allemandes ont adopté des textes législatifs essentiels visant à réformer le frein à l’endettement pour permettre une augmentation des dépenses de défense, ainsi qu’un budget spécial pour les infrastructures, ont été finalisés et adoptés. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été prises alors qu’un nouveau gouvernement est en cours de formation est sans précédent — elle était nécessaire.
Des circonstances exceptionnelles exigent des réponses exceptionnelles.
Pendant trop longtemps, l’Europe et l’Allemagne se sont bercées d’illusions. Si la prétendue « fin de l’histoire » était essentiellement une idée américaine, c’était aussi une réalité européenne — et surtout allemande.
Cela fait longtemps que nous vivons dans un monde différent mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous l’acceptons.
Les événements de ces dernières semaines — du discours confrontationnel de J. D. Vance à la conférence de Munich sur la sécurité à l’humiliation publique du président Zelensky dans le Bureau ovaleen passant par la négociation des questions de sécurité européenne en Arabie saoudite sans la participation de l’Europe — ont fait voler en éclats tout ce qui pouvait rester de complaisance . La réalité est brutale : pendant des décennies, l’Europe a joué largement en dessous de son rang. Elle s’est battue comme un poids plume géopolitique en dépit de son statut de géant économique. Dans une ère dont les termes sont définis par Trump, Xi et Poutine, cette situation n’est plus tenable.
Si la prétendue « fin de l’histoire » était essentiellement une idée américaine, c’était aussi une réalité européenne — et surtout allemande.
NATHANIEL LIMINSKI
Les décisions prises à Berlin ces dernières semaines, comme les conclusions adoptées lors du dernier sommet du Conseil européen Bruxelles, envoient un signal clair : l’Europe est en train de passer à la vitesse supérieure.
Et, pour une fois, ce n’est pas le de rhétorique : nous prenons des mesures concrètes.
L’argent seul ne résoudra pas le problème
L’engagement financier consenti est colossal : on parle de dépenses potentiellement illimitées pour la défense et le renseignement, ainsi qu’un investissement de 500 milliards d’euros dans les infrastructures et les initiatives en faveur du climat. Si cet argent est essentiel, il n’est pas suffisant : sans souci de productivité et d’efficacité, ces milliards seront gaspillés.
Pour garantir que cet argent soit dépensé de manière efficiente, il nous faudra donc alléger drastiquement la proverbiale lourdeur bureaucratique allemande.
Historiquement, le gouvernement fédéral s’est montré trop prudent et a mis en place des mécanismes de contrôle excessifs sur les dépenses. Bien qu’ils soient destinés à garantir la responsabilité fiscale, ces mécanismes ont souvent étouffé les investissements. Lors des négociations difficiles sur cette législation, certains de ces obstacles ont été supprimés avec succès. Il est désormais temps d’aller plus loin : plus de confiance ; moins d’aversion au risque ; un engagement ferme contre la paralysie bureaucratique.
L’efficacité est tout aussi cruciale.
Les sommes allouées sont importantes, mais elles restent modestes au regard de nos besoins. En l’absence d’objectifs clairs et de réformes structurelles, cet argent sera gaspillé. Cela s’est d’ailleurs déjà vu : le budget spécial de défense de 100 milliards d’euros de 2022 à la suite de la fameuse Zeitenwende — le changement d’époque — s’est largement évaporé sans donner de résultats significatifs. Cette fois-ci, nous ne pourrons pas nous permettre de répéter la même erreur.
Une nouvelle ère pour la défense européenne
Pour que les dépenses de défense soient réellement efficaces, deux conditions doivent être remplies.
Tout d’abord, l’Europe doit donner la priorité aux projets communs plutôt qu’aux intérêts nationaux. L’époque où les États-nations s’accrochaient à leurs industries de défense nationales au détriment de la sécurité collective doit prendre fin. Nous avons besoin de ressources mises en commun et d’efforts coordonnés pour développer les capacités européennes. Il est encourageant de constater que l’on assiste actuellement à une véritable dynamique en ce sens — en particulier à Paris, Varsovie et Berlin — en vue d’établir un cadre de défense européen unifié, en étroite collaboration avec Londres.
Les sommes allouées sont importantes, mais elles restent modestes au regard de nos besoins. En l’absence d’objectifs clairs et de réformes structurelles, cet argent sera gaspillé.
NATHANIEL LIMINSKI
Nous devons ensuite réformer en profondeur nos structures de commandement. Développer simplement les armées nationales ne suffit pas ; nous devons être en mesure de mener des opérations conjointes — y compris sans le soutien des États-Unis si nécessaire. Comme l’a récemment souligné Herfried Münkler, l’interopérabilité militaire européenne et la garantie d’une dissuasion nucléaire crédible constituent des objectifs vitaux. Il ne s’agit pas de considérations budgétaires. Il s’agit de volonté politique.
Renforcer la compétitivité européenne
Au-delà de la défense, il faut renforcer la compétitivité économique de l’Europe, non seulement par des dépenses, mais aussi par une réforme réglementaire intelligente.
Le récent rapport de Mario Draghi — qui a malheureusement reçu trop peu d’écho en Allemagne — pointe des défauts structurels significatifs au sein du marché unique de l’Union.
Si notre Union reste elle-même son principal partenaire commercial, les barrières internes — comme les différences entre les réglementations nationales et les taux de TVA — représentent l’équivalent de droits de douane de 45 % sur les marchandises et de 110 % sur les services. Il est impératif de supprimer ces obstacles, a fortiori dans un moment où les politiques commerciales des États-Unis deviennent de plus en plus protectionnistes. Le Financial Times estime ainsi qu’une augmentation de 2,4 % seulement du commerce intra-européen pourrait compenser une baisse de 20 % des exportations américaines. Or débloquer cette situation passe avant tout par une volonté politique — pas par des dépenses supplémentaires.
Maintenir le soutien de l’opinion
Comme le montre une étude récente publiée dans ces pages, le tournant allemand bénéficie d’un fort soutien de l’opinion publique. C’est une bonne chose — mais rien ne garantit qu’il dure.
Face à une incertitude croissante, les dirigeants doivent faire preuve d’honnêteté quant aux mesures à prendre et aux coûts qu’elles impliquent.
L’Europe assume enfin le rôle géopolitique que sa puissance économique commande.
NATHANIEL LIMINSKI
Les citoyens européens comprennent la gravité du moment. Ils sont prêts à assumer une plus grande responsabilité dans la défense de la liberté, de la prospérité et de la sécurité. Mais ce soutien ne devrait jamais être considéré comme acquis. La transparence, la responsabilité et les résultats sont essentiels.
L’Europe est à une bascule.
La complaisance des dernières décennies n’est plus de mise. Les mesures prises à Berlin et à Bruxelles marquent le début d’une nouvelle ère — l’Europe assume enfin le rôle géopolitique que sa puissance économique commande.
Le temps est venu de veiller à ce que notre détermination se traduise par des changements durables.
31 mars 2025