Défis stratégiques de la France

10 juin 2025

Risques stratégiques et politiques de la France dans la prochaine décennie

La France aborde la décennie à venir avec d’importants défis stratégiques sur les plans économique, social, géopolitique et institutionnel. Ces défis, largement partagés par d’autres pays européens, prennent en France une dimension particulière en raison de facteurs internes et de son rôle historique sur la scène internationale. Nous examinons ci-dessous les principaux risques identifiés – ralentissement économique et dette, tensions sociales et politiques, enjeux géopolitiques, place au sein de l’UE et défis climatiques/énergétiques/migratoires – avant d’analyser comment la France peut ajuster ses politiques pour y répondre tout en préservant son influence internationale.

Ralentissement économique, dette publique et compétitivité industrielle

Après le rebond post-Covid, l’économie française connaît un essoufflement de la croissance. Le gouverneur de la Banque de France parle d’une croissance « ralentie » d’environ 1% par an en 2024, évitant la récession mais restant en deçà d’une reprise robuste . La bonne nouvelle est la décrue de l’inflation (retombée sous 2% fin 2024 après avoir dépassé 7% début 2023 ), ce qui redonne du pouvoir d’achat et pourrait permettre un assouplissement des taux d’intérêt. Néanmoins, la demande intérieure demeure atone et la confiance des agents économiques fragile, ce qui limite le rebond de la consommation et de l’investissement . Le ralentissement de l’activité est également alimenté par un climat politique incertain, qui incite ménages et entreprises à la prudence et au report de projets .

Parallèlement, les finances publiques françaises sont sous forte tension. La France affiche désormais le déficit public le plus élevé d’Europe (environ 6% du PIB en 2024), dépassant même l’Italie, et sa dette publique stagne autour de 110% du PIB, sans diminution contrairement à la tendance de ses voisins . Cette situation est jugée « anxiogène » par les observateurs, d’autant que la charge d’intérêt augmente avec la remontée des taux d’emprunt. En 2024, l’écart de taux (“spread”) avec l’Allemagne s’est creusé, reflétant la moindre crédibilité budgétaire de la France . Les organismes européens ont d’ailleurs placé la France sous surveillance pour déficit excessif, aux côtés d’autres pays très endettés (Italie, Belgique, etc.) . Faute de réformes ambitieuses de réduction des dépenses ou d’augmentations d’impôts, le déficit restera largement au- dessus des 3% dans les prochaines années . En l’absence de majorité parlementaire solide, il est politiquement difficile d’adopter les mesures correctrices nécessaires, ce qui fait de la soutenabilité de la dette un des défis majeurs pour l’économie française dans les années à venir . Le gouvernement table sur des effets de la récente réforme des retraites et sur la poursuite de la croissance de l’emploi (le chômage est tombé à ~7,5%, son plus bas depuis 40 ans ) pour améliorer la trajectoire budgétaire, mais le plein-emploi (5%) ne serait atteignable qu’à horizon 2030 au mieux .

Sur le plan de la compétitivité industrielle, la France souffre de faiblesses structurelles partagées avec l’Europe, mais aggravées dans son cas par une désindustrialisation précoce. Elle a accumulé un déficit commercial chronique (biens) qui s’est creusé jusqu’à des records en 2022, avant de légèrement se résorber en 2023 sous l’effet de la

baisse des importations énergétiques . Ce déficit de biens (environ 2,2% du PIB fin 2024) n’est que partiellement compensé par les excédents dans les services (tourisme, luxe, etc.) . Les forces de l’économie française (infrastructures de qualité, grandes entreprises compétitives dans l’aéronautique, le luxe, l’énergie, l’agroalimentaire…) contrastent avec des points faibles persistants : tissu d’exportateurs insuffisant, recul de parts de marché, faiblesse de l’innovation et lourdeur de la fiscalité . Au niveau européen, le risque d’un décrochage par rapport aux États-Unis et à la Chine a été souligné par plusieurs rapports stratégiques : fragmentation du marché
européen
(empêchant les économies d’échelle), excès de bureaucratie bridant l’innovation, retard dans le numérique et sous-investissement en R&D sont identifiés comme des handicaps majeurs pour la prospérité à long terme de l’UE face à ses grands concurrents . Ces défis touchent la France et ses voisins : par exemple, l’industrie allemande traverse aussi des difficultés (coûts de l’énergie, transition technologique), ce qui affaiblit le moteur traditionnel de la croissance européenne. Dans ce contexte, Paris et Berlin ont lancé en 2024 une initiative conjointe pour la compétitivité de l’UE, visant à stimuler l’investissement et l’innovation en Europe . Celle-ci a été largement reprise par la nouvelle Commission européenne, signe que la réponse devra être en partie collective. Au niveau national, la France mise également sur le plan France
2030
(30 milliards d’euros) pour réindustrialiser dans des secteurs d’avenir (énergies vertes, batteries, santé, spatial, etc.) . L’enjeu sera de réussir ces investissements tout en maîtrisant la dépense publique, afin d’éviter qu’un fardeau de dette trop lourd ne vienne contraindre la croissance et l’influence économique du pays.

Tensions sociales et fragmentation politique internes

Sur le plan intérieur, la France affronte une forte instabilité sociale et politique. Ces dernières années ont été marquées par des mouvements de protestation d’ampleur exceptionnelle : le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, suivi en 2023 par la plus importante mobilisation syndicale du siècle contre la réforme des retraites (plus d’un million de manifestants le 23 mars 2023) . À l’été 2023, le pays a également connu

ses pires émeutes urbaines depuis près de 20 ans après la mort d’un jeune lors d’un contrôle de police . « Même selon les standards français, 2023 a été une année d’agitation sociale exceptionnelle, marquée par le plus grand mouvement de protestation de ce siècle et la pire flambée d’émeutes depuis presque deux décennies » . Ce constat souligne la profondeur du malaise social. La conjonction d’une inflation élevée (notamment sur l’énergie et l’alimentation) et d’un sentiment d’injustice sociale a alimenté la colère d’une partie de la population, en particulier les classes moyennes et modestes des zones périurbaines et rurales (celles des Gilets jaunes). S’y ajoute

un climat de défiance généralisée envers les institutions : fin 2024, trois quarts des Français déclaraient n’avoir confiance ni dans le Président de la République (74% de méfiance), ni dans l’Assemblée nationale, et plus de 86% n’ont pas confiance dans les partis politiques . La confiance envers les élus s’est effondrée (seuls 22% des Français font confiance à leurs représentants en 2024, contre 29% un an plus tôt ), traduisant une fracture entre gouvernants et gouvernés. Ce niveau de mistrust est l’un des plus élevés d’Europe, et il touche toutes les catégories de population.

Sur le terrain politique, ces tensions se traduisent par une recomposition radicale du paysage partisan. L’élection présidentielle de 2022 a vu à nouveau la qualification de l’extrême droite au second tour, où Marine Le Pen a recueilli 41,5% des voix face à Emmanuel Macron (contre 34% en 2017) . Aux législatives qui ont suivi, le parti présidentiel n’a remporté que 170 sièges sur 577, et même avec ses alliés centristes (Ensemble) il n’a atteint que 250 sièges – loin de la majorité absolue (289) . Pour la première fois sous la Ve République, un président se trouve dépourvu de majorité parlementaire stable, ce qui l’a conduit à gouverner par compromis ponctuels ou à recourir à des moyens constitutionnels comme l’article 49.3 (adoption sans vote) au risque de motions de censure. L’Assemblée nationale issue de 2022 est extrêmement fragmentée, reflétant une polarisation en trois blocs principaux : une gauche rassemblée en coalition (Nupes) autour de La France insoumise (LFI, gauche radicale), un bloc centriste libéral autour de Macron, et un bloc d’extrême droite avec le Rassemblement national (RN). À eux deux, LFI et RN représentent près de 38% des sièges à l’Assemblée fin 2023, alors qu’au début des années 2000 l’ensemble des partis populistes en détenaient moins de 10% . Cette montée des extrêmes s’inscrit dans une tendance observée dans de nombreux pays d’Europe, où les partis antisystème ont gagné du terrain au cours de la dernière décennie . En Italie par exemple, un parti post-fasciste dirige désormais le gouvernement, et en Allemagne l’AfD (extrême droite) pointe à plus de 20% dans les sondages. La France n’est donc pas une exception, mais le basculement de son système politique traditionnel (longtemps structuré autour du clivage centre-gauche/centre-droit) vers un tripartisme polarisé est particulièrement notable.

Cette fragmentation complique fortement la gouvernabilité du pays. Aucune force ne pouvant gouverner seule, la perspective de coalitions ou d’accords transpartisans s’est posée, rompant avec la culture politique française d’hyper-présidentialisme. Pour l’instant, les passerelles demeurent limitées : la coalition de gauche refuse toute alliance avec Macron, et le camp présidentiel exclut tout pacte avec le RN, tandis que la droite classique (Les Républicains) reste divisée entre opposition et coopération ponctuelle. Il en résulte une instabilité latente : tout vote important (budget, réforme structurelle) devient un casse-tête pour rassembler une majorité ad hoc, et le risque de paralysie institutionnelle plane. Des scénarios de dissolution de l’Assemblée ont même été évoqués. Coface décrivait ainsi en 2024 « une Assemblée nationale sans majorité claire, ouvrant une période d’incertitude et d’instabilité pour la gouvernance de la France » . Dans une projection post-dissolution, les analystes imaginaient une Chambre encore plus morcelée et ingouvernable, avec seulement des majorités relatives et des gouvernements minoritaires éphémères . On le voit, la France est confrontée à un risque de crise politique chronique, où l’absence de compromis pourrait bloquer les réformes pourtant nécessaires (y compris celles exigées pour rétablir les finances publiques) . Cette instabilité politique interne peut aussi avoir des répercussions économiques (volatilité des marchés, attente des investisseurs) et affaiblir la voix de la France en Europe.

Enjeux géopolitiques : relations avec l’Allemagne, les États-Unis,
la Chine et la Russie

Sur la scène internationale, la France devra naviguer dans une conjoncture géopolitique incertaine et tendue. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a marqué le retour de la guerre en Europe, soudant les alliés occidentaux mais reconfigurant durablement les priorités stratégiques. Paris s’est aligné sur le soutien à Kiev (livraison d’armes, sanctions contre Moscou, renforcement du flanc est de l’OTAN) tout en maintenant un dialogue diplomatique avec le Kremlin dans les premiers mois du conflit – une position parfois critiquée par les partenaires d’Europe de l’Est. La guerre a renforcé le lien transatlantique : la sécurité du continent repose plus que jamais sur l’engagement américain au sein de l’OTAN. Toutefois, la France continue de plaider pour une « Europe de la défense » plus autonome. Le concept d’autonomie stratégique européenne, cher à Emmanuel Macron, vise à doter l’UE d’une capacité d’action indépendante, tant militaire qu’industrielle ou technologique, afin de ne pas être « vassalisée » par les superpuissances. Cet objectif, partagé dans son principe par d’autres pays de l’UE, peut cependant créer des frictions s’il est perçu comme un éloignement vis-à-vis de Washington. Ainsi, lors d’un voyage en Chine en 2023, M. Macron a suscité la polémique en semblant suggérer que l’Europe ne devait pas automatiquement suivre le « rythme américain » sur la question de Taïwan et qu’il refusait d’« entrer dans une logique de bloc » contre Pékin . Dans une interview, il a même laissé entendre qu’il « laisse Taïwan à la Chine populaire », tout en se félicitant d’avoir gagné « la bataille idéologique de l’autonomie stratégique européenne » . Ces déclarations, accueillies triomphalement à Pékin, ont été critiquées en Occident comme le signe d’un « pseudo-réalisme atavique » difficilement conciliable avec l’idée d’une Europe puissance . L’incident a révélé l’exercice d’équilibriste auquel la France doit se livrer : affirmer une voie européenne propre sans miner la confiance avec les alliés. L’élection américaine de 2024 sera à cet égard déterminante : un retour d’un isolationnisme à la Trump obligerait l’Europe à assumer bien plus de responsabilités en matière de défense, tandis qu’une administration américaine classique maintiendrait le partenariat privilégié actuel. Consciente de ces aléas, la France pousse ses partenaires à muscler les capacités européennes (fonds communs d’armement, coopération militaire accrue) pour préparer l’hypothèse d’un désengagement relatif des États-Unis à l’avenir .

En ce qui concerne la Chine, la France et l’UE adoptent une approche de plus en plus prudente vis-à-vis de ce partenaire commercial majeur devenu « rival systémique ». D’un côté, Paris cherche à maintenir un dialogue économique et climatique avec Pékin (M. Macron s’est rendu en Chine avec une délégation d’industriels pour y décrocher des contrats, dans le nucléaire civil notamment). De l’autre, elle soutient la politique européenne de « dé-risking », visant à réduire les dépendances stratégiques vis-à-vis de la Chine (sur les matériaux critiques, les technologies comme la 5G, etc.) et à dénoncer les atteintes aux droits de l’homme (Xinjiang, Hong Kong). La France est ainsi favorable à un filtrage plus strict des investissements chinois sensibles et à une action européenne unifiée face à la pression chinoise sur Taïwan. Toutefois, l’UE reste divisée : certains États, plus économiquement liés à la Chine (Allemagne) ou politiquement alignés sur les États-Unis (Pays-Bas, Pologne), diffèrent dans l’attitude à adopter. Le défi pour Paris sera de préserver l’unité européenne vis-à-vis de Pékin, en évitant les dissonances comme celles apparues pendant le voyage de 2023 où les positions françaises et celles de la Commission (représentée par Ursula von der Leyen) semblaient diverger .

Face à la Russie, la décennie s’annonce tout aussi délicate. À court terme, la priorité est de soutenir l’Ukraine jusqu’au rétablissement d’une paix juste. Mais si la guerre s’enlise, la France et l’Europe devront gérer les conséquences d’un conflit prolongé à leurs portes : menace permanente à l’Est, course aux armements, chantage énergétique, cyberattaques et campagnes de désinformation… Paris a déjà pris la décision historique de réarmer et de renforcer son flanc oriental (présence militaire en Roumanie, Estonie, etc.), rompant avec l’idée d’un dividende de la paix post-1989. Le risque existe cependant d’une fatigue de l’opinion au fil des ans, d’où la nécessité, pour maintenir le soutien à Kiev, d’expliquer les enjeux aux citoyens (stabilité européenne, respect du droit international) et de partager le fardeau au niveau européen. Par ailleurs, la Russie de Poutine a intensifié sa politique d’influence en Afrique et au Moyen-Orient pour y détourner l’attention et y défier les intérêts occidentaux. La France, cible d’une poussée russe en Afrique francophone (via le groupe Wagner au Mali, en Centrafrique, soutien aux juntes au Sahel, etc.), voit son rôle traditionnel en Afrique concurrencé. Bien que ce point ne soit pas explicitement mentionné dans la question, il constitue un risque géopolitique majeur : la perte d’influence française en Afrique affaiblirait son statut international (moins d’alliés, moins d’accès aux ressources, recul de la langue française) et pourrait accentuer les flux migratoires ou les menaces terroristes vers l’Europe. Paris devra sans doute repenser sa stratégie africaine en partenariat avec l’UE, pour contrer les ingérences russes et chinoises tout en répondant aux aspirations de souveraineté des pays africains.

Enfin, la relation bilatérale avec l’Allemagne mérite une attention particulière, tant elle conditionne l’action de la France en Europe. Depuis l’arrivée d’Olaf Scholz à la chancellerie fin 2021, le couple franco-allemand a traversé des zones de turbulence. Si Paris et Berlin ont réaffirmé à plusieurs reprises l’importance de leur partenariat pour l’Europe , des divergences sont apparues sur la défense européenne, la politique énergétique ou la réforme budgétaire de l’UE. L’Allemagne a été initialement réticente à l’idée de mutualiser des dettes européennes (Eurobonds, plan de relance commun) et reste sourcilleuse sur la discipline fiscale, ce qui crée des frictions avec la France, plus favorable à une flexibilité budgétaire pour soutenir l’investissement. Inversement, la France s’est agacée de certaines décisions unilatérales de Berlin, comme le plan de subvention massif de 200 milliards € pour soulager ses entreprises face à la crise énergétique en 2022, sans coordination européenne. Derrière ces tensions ponctuelles, il y a surtout un nouveau contexte politique en Allemagne : la coalition Scholz est composée de trois partis (sociaux-démocrates, écologistes, libéraux) aux sensibilités très différentes. Cette coalition « feu tricolore » consacre énormément de temps à arbitrer ses dissensions internes (sur le climat, le budget, la politique de défense) avant même de pouvoir formuler une position claire à Bruxelles . Par exemple, le rôle de l’hydrogène “bas-carbone” produit via le nucléaire a fait l’objet d’un accord tacite au plus haut niveau franco-allemand, mais il a ensuite été contesté publiquement par le ministre vert de l’Économie Robert Habeck, nuisant à la définition d’une stratégie européenne cohérente de décarbonation industrielle . De même, en 2023, le ministre libéral des Finances Christian Lindner a brusquement remis en cause un compromis européen déjà trouvé sur l’interdiction des moteurs thermiques en 2035, ce qui a terni la fiabilité de Berlin et l’image de l’UE en matière climatique . Ces exemples illustrent comment les blocages liés à l’endettement ou à la transition énergétiquepeuvent être accentués par la situation politique allemande. Ils montrent aussi que la France doit composer avec une Allemagne en pleine évolution de modèle (sortie du nucléaire, transition écologique difficile, remise en cause de son mercantilisme avec la Chine) et souvent plus lente à agir sur la scène européenne.

Pour autant, le moteur franco-allemand reste indispensable sur nombre de sujets : qu’il s’agisse de réformer l’Union européenne, d’investir dans les nouvelles technologies ou de gérer les élargissements futurs de l’UE, une entente entre Paris et Berlin est souvent le prélude à un accord à 27. Les deux pays ont su récemment trouver des terrains d’entente, par exemple en matière de défense (projet de char du futur MGCS, avion de combat SCAF – même si ces projets avancent laborieusement) ou pour répondre aux subventions américaines (Inflation Reduction Act) via une stratégie industrielle européenne commune. En mars 2023, lors du 60e anniversaire du traité de l’Élysée, des propositions conjointes ont été faites pour sortir de l’impasse sur la réforme du marché de l’électricité et sur le pacte de stabilité, montrant une capacité de compromis. Néanmoins, le risque existe que le couple franco-allemand peine à jouer son rôle de moteur : l’expression « fin du moteur franco-allemand » a même été évoquée par certains commentateurs . Si l’inertie persistait, la France pourrait chercher à bâtir des coalitions alternatives au sein de l’UE (par exemple avec l’Italie et l’Espagne sur les questions budgétaires, ou avec la Pologne sur la défense) pour avancer. Mais cela ne remplacerait qu’imparfaitement l’influence qu’elle tire d’ordinaire de son tandem avec Berlin.

La place de la France dans l’UE et blocages européens

Au-delà de la relation bilatérale avec l’Allemagne, la place de la France dans l’Union européenne au cours de la prochaine décennie sera fonction de sa capacité à rester un acteur central de la construction européenne. En tant que deuxième économie et seul membre de l’UE disposant de l’arme nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, la France dispose d’atouts uniques pour peser. Elle a montré un leadership certain lors de sa présidence tournante du Conseil de l’UE au premier semestre 2022 (priorités sur le climat, accord sur un salaire minimum européen, etc.). Cependant, plusieurs facteurs pourraient limiter son influence. D’une part, la fragmentation politique interne évoquée plus haut risque de se traduire par une moindre efficacité de la France à Bruxelles. Un gouvernement affaibli et changeant aura du mal à imprimer sa marque sur les négociations européennes. Thierry Chopin note ainsi que la dissolution de l’Assemblée en 2024 (dans le scénario où elle se produirait) a créé « une double incertitude : sur l’orientation du prochain gouvernement français et sur l’avenir de la politique européenne de la France », ce qui inquiète nos voisins . La France pourrait même devenir, redoute-t-il, « un facteur de déstabilisation pour l’économie européenne » si un nouveau gouvernement augmentait les dépenses non financées alors que le déficit français est déjà élevé . Bien que ce soit un cas extrême, il est vrai que la crédibilité financière est un élément de poids dans les négociations à Bruxelles : Paris devra démontrer son sérieux budgétaire pour être écouté, notamment vis-à-vis des pays du Nord.

D’autre part, l’issue des élections européennes de 2024 pourrait diminuer le poids des partis pro-européens français au Parlement de Strasbourg. Les sondages laissent prévoir une poussée du RN et de LFI, ce qui signifie que beaucoup d’eurodéputés français pourraient siéger dans des groupes extrêmes ou hors des deux grands groupes dominants (PPE et S&D). Dès lors, « la France va perdre de l’influence au Parlement européen, le poids des élus français étant relativement faible au sein des principaux groupes », d’autant que les alliés centristes d’Emmanuel Macron (Renew) reculent et ne seront plus faiseurs de roi . Par ricochet, cela peut affaiblir les chances françaises d’obtenir des postes clés dans la prochaine Commission et les autres institutions européennes . L’influence française au sein de l’UE repose traditionnellement sur un mélange de puissance institutionnelle (poids démographique, alliances politiques) et de leadership d’idées (capacité à proposer des initiatives pour l’UE). Sur ce second point, la France a encore des cartes à jouer : elle est force de proposition sur la défense européenne, sur la politique spatiale, sur les normes climatiques, etc. Mais pour convertir ces idées en actes, elle aura besoin de rallier des majorités européennes. Si l’UE s’élargit (à l’Est notamment avec l’Ukraine, les Balkans…), la France devra s’adapter à un club plus hétérogène, où son rôle de pivot pourrait s’estomper sans un effort de coalition-building plus large que le seul axe franco-allemand.

Par ailleurs, les blocages liés à l’endettement en Europe seront un thème récurrent. La réforme des règles budgétaires européennes, actuellement en discussion, vise à assouplir le cadre du Pacte de stabilité (3% de déficit, 60% de dette) en le rendant plus réaliste et adapté aux niveaux d’endettement post-Covid . La France milite pour des règles plus flexibles qui laissent de la place à l’investissement (notamment vert et numérique), alors que des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas insistent pour un retour rapide à la discipline. Un compromis devra être trouvé en 2024-2025. La France aura intérêt à montrer l’exemple en réduisant progressivement son déficit vers 3% (objectif annoncé d’ici 2027-2029 ), faute de quoi sa marge de manœuvre sera réduite. Les divergences de culture économique en Europe – austérité du Nord vs laxisme supposé du Sud – peuvent freiner l’intégration si elles tournent à l’affrontement. Paris cherchera à convaincre Berlin et ses alliés qu’une certaine solidarité financière européenne est nécessaire pour éviter un nouveau choc sur l’euro, tout en rassurant sur sa propre responsabilité budgétaire.

Enfin, sur le plan institutionnel, la France soutient l’idée de réformes de l’UE (par exemple, extension du vote à la majorité qualifiée en politique étrangère, refonte du fonctionnement de la Commission, etc.) pour rendre l’Union plus efficace à 30+ États membres. Cependant, ces réformes nécessitent l’unanimité et donc de surmonter les réticences de certains (y compris en Allemagne, peu pressée de rouvrir les traités européens). Il y a là un risque de statu quo institutionnel préjudiciable à l’Europe, que Paris aimerait éviter. Le président Macron a plaidé dès 2017 pour une Europe plus intégrée et souveraine (discours de la Sorbonne), et lancé en 2022 l’initiative d’une Communauté politique européenne pour associer les pays voisins. Maintenir cet élan réformateur sera crucial pour que la France demeure à l’avant-garde du projet européen et ne subisse pas simplement les décisions.

Défis climatiques, énergétiques et migratoires

Les enjeux climatiques et énergétiques constituent un autre volet stratégique majeur de la décennie à venir pour la France. Le pays s’est engagé, comme ses partenaires, à atteindre la neutralité carbone en 2050 et à réduire ses émissions de 55% d’ici
2030
par rapport à 1990 (objectif européen du Green Deal). Or, au rythme actuel, la France est en retard sur ses trajectoires intermédiaires. L’Agence internationale de l’énergie pointait en 2023 que la France devait « relever d’importants défis dans sa transition énergétique » pour rattraper son retard, notamment dans le déploiement des énergies renouvelables . En effet, la France n’a pas atteint son objectif de 23% d’énergies renouvelables en 2020 et reste en dessous de la moyenne européenne en la matière . Bien que son électricité soit déjà largement décarbonée grâce au nucléaire (environ 70% de son mix électrique), elle doit accélérer dans les autres secteurs (transports, chauffage, industrie) où la part des fossiles reste élevée. La Commission européenne a d’ailleurs exhorté Paris à donner une « nouvelle impulsion » aux renouvelables, déplorant le retard pris et évoquant même la possibilité de sanctions si les objectifs ne sont pas atteints . « La France a du mal à faire passer l’idée de son mix
énergétique “décarboné” aux yeux de la Commission, qui a déploré le retard pris dans le déploiement des renouvelables », résume un média spécialisé, rappelant que Bruxelles attend de la France qu’elle accélère fortement la cadence . Le gouvernement français a récemment adopté une loi pour simplifier les procédures d’implantation d’éoliennes et de panneaux solaires, et vise 40% d’électricité renouvelable en 2030, en complément du parc nucléaire. Ce dernier est appelé à évoluer : prolongation des réacteurs existants au- delà de 50 ans si possible, et construction de nouveaux EPR d’ici la fin de la décennie (le plan prévoit 6 EPR2 d’ici 2035). La France se veut ainsi à la pointe sur le nucléaire civil en Europe, et a obtenu début 2023 que cette énergie soit en partie reconnue par Bruxelles dans les objectifs de transition (notamment pour produire de l’hydrogène bas- carbone). Cependant, des pays comme l’Allemagne ou l’Espagne privilégient uniquement les renouvelables et restent méfiants vis-à-vis du nucléaire, ce qui peut créer des clivages au sein de l’UE. Paris devra donc continuer de convaincre que son modèle énergétique bas-carbone (mix nucléaire + renouvelables) contribue pleinement aux objectifs climatiques communs.

Le défi climatique ne se limite pas à l’énergie. La France devra aussi renforcer
sa résilience face aux impacts du changement climatique déjà en cours : vagues de chaleur plus intenses (comme celle de 2022 qui a frôlé les 40-42°C dans de nombreuses régions), sécheresses et pénuries d’eau (conduisant par exemple à des restrictions d’usage l’été, et posant la question de l’irrigation agricole ou du refroidissement des centrales nucléaires), mégafeux de forêts (les incendies en Gironde en 2022 ont marqué les esprits) et tempêtes ou inondations plus fréquentes. Ces phénomènes mettent à l’épreuve les infrastructures et la protection civile. La prochaine décennie verra sans doute la montée en puissance de politiques d’adaptation : planification de la gestion de l’eau, rénovation des bâtiments pour supporter la chaleur, plans de prévention des feux de forêt, etc. Sur ce terrain, la France peut coopérer avec ses voisins (partage d’expériences avec l’Espagne ou le Portugal sur les incendies, avec les Pays-Bas sur la gestion des crues…). Il en va de la sécurité nationale autant que de la qualité de vie.

En matière énergétique, la guerre en Ukraine a servi de catalyseur pour l’Europe en révélant la dangerosité de la dépendance aux hydrocarbures russes. La France, moins exposée que l’Allemagne au gaz russe, a néanmoins subi indirectement la flambée des prix du gaz et a dû importer de l’électricité en 2022 lorsque près de la moitié de ses réacteurs nucléaires étaient à l’arrêt pour maintenance. La leçon retenue est la nécessité de diversifier les approvisionnements et d’accélérer la transition. Au niveau européen, d’importants progrès ont été faits en un temps record : ouverture de terminaux méthaniers pour accueillir du GNL, achats groupés de gaz, remplissage coordonné des stocks à plus de 90%, baisse de la consommation grâce à des mesures de sobriété… En 2023-2024, les prix de l’énergie se sont un peu tassés par rapport au pic de 2022, mais restent élevés par rapport à la décennie précédente . Kadri Simson, la commissaire européenne à l’énergie, rappelait en 2024 que « le prix de l’énergie reste trop élevé » en Europe et que « le meilleur moyen de le faire baisser est d’accélérer encore les renouvelables » . La France partage cet objectif de maîtrise des coûts et de souveraineté énergétique, tout en défendant sa spécificité nucléaire. Le défi pour elle sera de concilier sécurité d’approvisionnement, prix abordables et décarbonation. Cela implique des investissements massifs : dans les réseaux électriques (smart grids, interconnexions européennes), dans le stockage d’énergie (batteries, hydrogène), dans les mobilités propres (véhicule électrique, hydrogène), etc. La concurrence mondiale est rude, notamment avec les subventions vertes des États-Unis (plan IRA) qui attirent les industries. L’UE a commencé à assouplir ses règles d’aides d’État et à créer un fonds souverain européen pour soutenir ses filières stratégiques. La France devra jouer un rôle moteur pour que l’Europe demeure industrielle dans la transition énergétique, faute de quoi elle subirait une double peine : dépendance technologique et bilan climatique dégradé. Comparativement aux autres pays européens, la France se trouve dans une position médiane : moins dépendante des énergies fossiles importées grâce au nucléaire (ce qui a amorti le choc de 2022), mais en retard sur le développement des énergies renouvelables par rapport, par exemple, à l’Allemagne, la Suède ou l’Espagne. Rattraper ce retard sera crucial non seulement pour atteindre les objectifs climatiques, mais aussi pour éviter des pénalités européennes et pour créer des emplois dans les énergies vertes sur le territoire national.

Enfin, la France fera face aux défis migratoires, indissociables des contextes géopolitiques et climatiques. La pression migratoire vers l’Europe pourrait s’intensifier dans les années 2020 pour plusieurs raisons : persistance de l’instabilité au Moyen- Orient (Syriens, Afghans…), crises politiques et économiques en Afrique (régions du Sahel, Corne de l’Afrique…) aggravées par les chocs climatiques, sans oublier les migrations induites directement par le climat (montée des eaux, désertification – la Banque mondiale estime à 216 millions le nombre de migrants climatiques potentiels d’ici 2050 dans le monde ). En 2022-2023, l’UE a déjà enregistré un nombre record de demandes d’asile depuis 2016, sous l’effet combiné de l’accueil des réfugiés ukrainiens (plus de 5 millions dans l’UE, dont 88 000 en France fin 2023) et du rebond des arrivées en Méditerranée centrale. L’Italie, en première ligne, a vu débarquer plus de 130 000 migrants par la mer en 2023, provoquant une crise à Lampedusa et ravivant les tensions intra-européennes sur la solidarité. La France, de par sa position et son attractivité, est à la fois pays de transit et de destination. Elle doit gérer des flux à ses frontières (notamment à Menton à la frontière italienne, où elle a renforcé les contrôles) et sur son territoire (demandes d’asile en hausse, systèmes d’hébergement sous tension). Politiquement, l’immigration est devenue un sujet brûlant : l’opinion publique française s’en préoccupe de plus en plus, et les partis d’extrême droite en ont fait un thème central de mobilisation. D’après un Eurobaromètre de fin 2023, l’immigration figure parmi
les deux principales préoccupations pour 28% des citoyens européens, à égalité avec la guerre en Ukraine, et devant l’économie ou le climat . En France, les sondages reflètent une demande de fermeté accrue, mais aussi un attachement au droit d’asile.

Au niveau européen, une avancée notable est survenue fin 2023 avec l’adoption d’un accord politique sur le Pacte européen sur la migration et l’asile . Ce pacte vise à réformer en profondeur la gestion des frontières extérieures et la répartition des demandeurs d’asile entre États membres, rompant avec le système de Dublin qui surchargeait les pays d’entrée. La nouvelle politique prévoit un contrôle renforcé aux frontières (examens rapides des demandes et retours accélérés des déboutés), une solidarité obligatoire entre pays de l’UE (chaque État devant soit accueillir un certain quota de demandeurs d’asile, soit contribuer financièrement s’il refuse d’en accueillir ) et une coopération accrue avec les pays d’origine et de transit pour prévenir les départs. Elle s’accompagne d’un discours plus ferme pour répondre à des opinions inquiètes et « endiguer la montée des courants populistes et souverainistes » alimentée par le désordre migratoire . La France a soutenu ce pacte, y voyant un moyen de partager la charge avec ses voisins et de mieux maitriser les flux. Cependant, sa mise en œuvre s’annonce complexe : certains pays (Pologne, Hongrie) y restent opposés et pourraient bloquer son adoption finale, tandis que d’autres, comme l’Allemagne, ont pris des mesures unilatérales (rétablissement temporaire des contrôles aux frontières en 2023) qui rappellent la fragilité de la confiance mutuelle européenne sur ce sujet . À l’échelle nationale, la France prépare parallèlement une loi immigration pour 2024, visant à accélérer les expulsions des étrangers en situation irrégulière tout en créant des titres de séjour pour les secteurs en manque de main-d’œuvre (approche “fermeté et humanité” annoncée par le gouvernement). Mais l’examen de cette loi est délicat en raison de l’absence de majorité absolue, et des surenchères politiques autour du sujet.

Dans la décennie à venir, la capacité de la France à répondre aux défis
migratoires
se jouera sur deux fronts : européen et interne. Sur le front européen, il s’agira de consolider le Pacte migration-asile, de renforcer Frontex (garde-frontières européenne) et d’œuvrer à des partenariats de développement avec l’Afrique pour s’attaquer aux causes profondes des départs. La France, par son histoire en Afrique et au Moyen-Orient, a un rôle particulier à jouer pour nouer ce dialogue Nord-Sud sur les migrations, en promouvant une approche équilibrée entre contrôle des frontières et aide au développement. Sur le front interne, il faudra améliorer l’efficacité de l’asile (réduire les délais de traitement, mieux intégrer les réfugiés autorisés à rester) et de l’éloignement des personnes déboutées, tout en évitant les dérapages contraires aux droits de l’homme. Un défi social important consistera à favoriser l’intégration des immigrés et des descendants d’immigrés déjà présents (logement, emploi, éducation), afin de désamorcer les tensions identitaires et les phénomènes de ghettoïsation qui ont pu contribuer aux troubles (les émeutes de 2023 ont mis en lumière le mal-être dans certains quartiers relégués, en partie peuplés de minorités issues de l’immigration). La lutte contre les discriminations et le racisme institutionnel, soulignée y compris par l’ONU après ces émeutes , fait aussi partie des enjeux pour renforcer la cohésion sociale face aux défis migratoires.

Perspectives européennes comparées et ajustements stratégiques pour la France

Lorsqu’on met en perspective ces différents défis, on constate que nombre de pays européens connaissent des enjeux similaires : croissance poussive, dette élevée (Italie frôle 145% du PIB de dette publique), résurgence des extrêmes (coalition nationaliste en Pologne, extrême droite au gouvernement en Italie, progression de Vox en Espagne, etc.), besoins immenses en matière de transition écologique et interrogations sur le modèle européen dans la rivalité USA-Chine. Toutefois, chaque pays a ses spécificités. L’Allemagne, longtemps moteur économique, est confrontée à la remise en cause de son modèle exportateur et doit investir massivement pour rattraper son retard numérique et énergétique. L’Italie a stabilisé sa politique récemment mais reste très endettée et vulnérable en cas de remontée des taux. Les pays nordiques sont en avance sur le vert et affichent des finances saines, mais voient aussi monter des partis populistes (en Suède, en Finlande). Les pays d’Europe de l’Est, eux, combinent souvent croissance économique vigoureuse et crispations politiques (tensions sur l’État de droit en Hongrie, en Pologne). Dans ce panorama, la France occupe une position intermédiaire : puissance de rang mondial par son siège à l’ONU et son arsenal nucléaire, leader diplomatique en Europe, elle partage avec les pays d’Europe du Sud des fragilités budgétaires et sociales, tout en conservant des atouts proches de ceux des pays du Nord (démographie relativement dynamique, haut niveau d’éducation et d’infrastructures, tissu industriel diversifié). Pour maintenir son influence internationale, la France devra capitaliser sur ces atouts tout en corrigeant ses faiblesses par des ajustements de politique ambitieux.

Sur le plan économique, un consensus existe sur la nécessité pour la France
de redresser ses comptes publics sans attendre. Cela implique de maîtriser l’augmentation des dépenses, d’améliorer l’efficacité de son modèle social (qui « coûte nettement plus cher qu’ailleurs (9% de PIB de plus que nos voisins) pour des résultats pas meilleurs », selon le gouverneur Villeroy de Galhau ) et de favoriser davantage la croissance par l’offre (innovation, compétitivité coût et hors-coût). Des réformes structurelles ont été lancées (réforme des retraites, de l’assurance-chômage, baisse progressive des impôts de production), mais leurs effets seront graduels. Poursuivre dans cette voie demandera du courage politique, d’autant que le contexte social est tendu. Pourtant, d’autres pays européens ont montré qu’il était possible de réformer avec succès : par exemple, l’Espagne a renoué avec une forte croissance post-Covid grâce à des investissements ciblés et des réformes du marché du travail, tout en réduisant son déficit. La France pourra s’inspirer de ces expériences. Sur l’industrie, la priorité est à la réindustrialisation verte : rapatrier des productions stratégiques (pile électrique, hydrogène, semi-conducteurs) grâce aux fonds français et européens, conditionner les aides publiques à la relocalisation, et former la main-d’œuvre aux métiers industriels du futur. L’Europe, de son côté, devra veiller à éviter une fragmentation de son marché : une vraie Union du capital et une coordination des politiques industrielles éviteraient que chaque pays mène sa propre stratégie en silo. Paris et Berlin, en particulier, gagneraient à synchroniser leurs efforts plutôt que de rivaliser (un exemple positif est l’usine de batteries ACC, co-entreprise franco- allemande). Un environnement économique assaini et compétitif renforcera non seulement la résilience intérieure, mais aussi le poids diplomatique de la France, car l’influence internationale repose en partie sur la performance économique (attractivité, aide au développement, budget militaire…).

Sur le plan social et politique intérieur, il sera crucial de restaurer la confiance des citoyens dans l’action publique. Cela passe par davantage de dialogue et de recherche de compromis. La culture politique française, historiquement marquée par l’affrontement, doit évoluer vers plus de coalition et de consensus, à l’image de ce qui existe dans nombre de démocraties européennes (Allemagne, Italie, pays scandinaves). « Le rejet permanent de toute forme de coalition n’est plus tenable », avertissent certains analystes . En effet, avec un paysage tripolaire, la France devra sans doute s’habituer à des gouvernements de coalition ou de coalition de projet. Des réformes institutionnelles pourraient y aider, par exemple en introduisant une dose de proportionnelle aux législatives pour mieux représenter le pluralisme et obliger à des alliances transparentes, ou en renforçant le rôle du Parlement pour qu’il ne soit plus perçu comme une chambre d’enregistrement impuissante. De même, une décentralisation accrue pourrait rapprocher l’action publique des citoyens et atténuer le sentiment d’abandon dans certaines “France périphériques”. Sur le terrain social, répondre aux attentes suppose de s’attaquer aux inégalités et aux services publics défaillants : l’école, la santé, la justice sont en besoin de moyens et de réformes pour retrouver la confiance du public. La transition écologique devra être menée de façon juste socialement, sans quoi elle alimentera de nouvelles colères (comme celle des Gilets jaunes face à la taxe carbone). En somme, réaffirmer le contrat social républicain (égalité des chances, solidarité, ordre républicain) est indispensable pour réduire l’attrait des extrêmes et renforcer la cohésion nationale. Un pays uni et stable de l’intérieur sera bien plus à même de projeter de l’influence à l’extérieur.

Sur la scène européenne, la France doit continuer à jouer un rôle de moteur d’initiative tout en améliorant sa capacité d’écoute. Cela signifie : poursuivre le rapprochement avec l’Allemagne en tenant compte de ses contraintes internes (Paris pourrait par exemple patienter sur certaines demandes tant que Berlin n’a pas achevé ses propres débats, ou l’aider à convaincre ses partenaires de coalition en présentant des projets “gagnant-gagnant”). Il s’agit aussi d’élargir le cercle de coopération : impliquer l’Italie, l’Espagne et les pays d’Europe centrale dans des projets communs pour ne pas donner l’impression d’un directoire franco-allemand insensible aux autres. Par exemple, sur la défense européenne, la France travaille étroitement avec l’Italie (programme de missile Mamba, coopération navale) et avec la Belgique/Grèce (ventes d’avions Rafale), ce qui renforce la confiance. Sur l’énergie, elle a tout intérêt à coopérer avec l’Espagne et l’Allemagne pour développer les interconnexions électriques et gazières. Sur l’état de droit, elle peut servir de pont entre l’Ouest et l’Est en dialoguant avec la Pologne tout en soutenant la Commission. Enfin, sur l’élargissement de l’UE, la France a levé son veto à l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, montrant qu’elle pouvait dépasser ses réticences historiques – une attitude qu’elle devra maintenir pour ne pas être perçue comme frileuse face à l’avenir de l’Europe. En parallèle, Paris continuera de promouvoir l’Europe de la défense et de la souveraineté : l’objectif d’une autonomie stratégique européenne, souvent défendu par la France, a gagné en crédibilité avec la crise ukrainienne. Il faut maintenant le traduire en actes (capacités militaires européennes renforcées, politiques industrielles coordonnées, indépendance technologique sur les secteurs critiques). La France, avec sa puissance militaire et diplomatique, est bien placée pour entraîner le mouvement, mais elle devra rassurer ses partenaires sur le fait que cette autonomie ne vise pas à affaiblir l’OTAN mais à la compléter.

Sur le plan géopolitique mondial, la France peut ajuster sa diplomatie pour maintenir son rang. Cela passe par la réaffirmation de ses alliances (OTAN, UE, G7) tout en se posant en puissance d’équilibre. Par exemple, dans l’Indo-Pacifique, Paris a un rôle à jouer grâce à ses territoires (Nouvelle-Calédonie, Polynésie…) et sa marine de guerre : elle a déjà noué des partenariats de sécurité avec l’Inde, le Japon, l’Australie (malgré l’affaire des sous-marins annulés en 2021, la coopération reprend). En Afrique, comme évoqué, la France doit renouveler son approche en misant sur le développement, le partenariat d’égal à égal et la francophonie, afin de contrer l’influence de puissances rivales et de conserver une profondeur stratégique dans ces régions. Au Moyen- Orient, elle poursuivra sa politique d’équilibre (dialogue avec l’Iran tout en soutenant ses alliés arabes et Israël, participation aux efforts de stabilité au Liban, etc.). Sur les enjeux globaux (climat, santé, régulation du numérique), la France accroîtra son influence en jouant collectif au sein de l’UE et en investissant dans l’aide au développement (elle s’est engagée à consacrer 0,55% de son RNB à l’APD en 2022, en hausse mais encore loin de l’objectif 0,7%). Par ailleurs, la France pourra exploiter sa diplomatie culturelle et scientifique – domaines où elle excelle – pour maintenir son soft power. Sa langue, parlée par 300 millions de locuteurs dans le monde, est un atout, tout comme son réseau diplomatique parmi les plus denses au monde.

En conclusion, la France aborde la décennie 2025-2035 à la croisée des chemins.
Les risques stratégiques et politiques identifiés – stagnation économique, dette lourde, tensions sociales, polarisation politique, incertitudes géopolitiques, transition climatique et pression migratoire – sont importants, mais pas insurmontables. La comparaison avec d’autres pays européens montre qu’aucun n’est épargné par les défis,
même si leur intensité varie. La capacité de la France à s’adapter sera décisive. Cela requiert une vision stratégique à long terme, de la pédagogie auprès du public pour faire accepter les changements, et une démarche de rassemblement tant en interne (recherche de compromis politiques) qu’en externe (concertation européenne et alliances internationales). Si elle parvient à stabiliser son économie, à revivifier son contrat social et à moderniser son action publique, la France pourra non seulement atténuer les risques évoqués, mais aussi saisir de nouvelles opportunités (leadership dans l’action climatique, attraction de talents et d’investissements en Europe, rôle de médiateur dans les crises internationales). Elle a su, par le passé, faire preuve de résilience et de réforme dans des moments critiques – il lui faudra mobiliser à nouveau ces ressources. Son influence internationale future en dépend, tout comme l’équilibre de l’ensemble européen dont elle est l’un des piliers. En somme, la prochaine décennie sera un test de la capacité de la France à se transformer sans renoncer à ce qui fait sa force et son identité sur la scène mondiale. Les choix stratégiques faits aujourd’hui détermineront la place qu’elle occupera en 2035 au sein d’une Europe souveraine et d’un monde en recomposition.

Sources :

• François Villeroy de Galhau – Entretien Ouest-France (nov. 2024)
• Coface – Analyse risque pays France (juil. 2024)
• Commission européenne – Procédure déficit excessif France (2024)
• Ifri (Cerfa) – Compétitivité européenne : défis pour la France et l’Allemagne (janv. 2025)
• Institut Montaigne – Recompositions hexagonales : la France et l’UE (Thierry Chopin, juill. 2024)
• Institut Montaigne – France-Allemagne : la fin du moteur franco-allemand ? (C.
Le Mitouard & G. Wright, mai 2023)
• Telos/Institut Jacques Delors – Dynamiques populistes en Europe (T. Chopin et al., mai 2024)
• France24 / HCHR – « France, a turbulent country in 2023 » (bilan 2023)
• CEVIPOF/Le Monde – Baromètre confiance politique (nov. 2024)
• Institut Montaigne – Macron et la Chine : les périls du “en même temps” (F. Godement, avril 2023)
• Banque des Territoires – Retards de la France sur les énergies renouvelables (sept. 2024)
• Institut Montaigne – [Le monde vu d’ailleurs] – Défi migratoire (B. Chappedelaine, janv. 2024)
• Eurobaromètre standard 98 (déc. 2023) – préoccupations des Européens
• ONU/Banque mondiale – données migrants climatiques (2021)