meta défense
by Fabrice Wolf
Il y a quelques semaines, l’autonomie stratégique, et les moyens d’y parvenir, étaient sur les lèvres de chaque dirigeant européen, après les premières mesures hostiles prises par Donald Trump, depuis son retour à la Maison-Blanche.
À ce moment-là, une dynamique semblait émerger, entre européens, et même au-delà, pour prendre conscience des risques que représentait la dépendance très excessive vis-à-vis des États-Unis, alors que l’agenda de Washington se détournait depuis déjà plus d’une dizaine d’années, du théâtre européen.
Ces derniers jours, cependant, tous les dirigeants européens, ou presque, ont annoncé des décisions bien plus complaisantes pour les États-Unis, allant jusqu’à prendre des décisions allant à l’opposée des positions précédentes, comme l’acquisition de F-35 supplémentaires, même par les pays dans le viseur direct de la Maison-Blanche.
Aujourd’hui, alors même que jamais les États-Unis n’auront été aussi hostiles vis-à-vis de leurs alliés de l’OTAN, il semble bien que toute notion d’autonomie stratégique européenne, a été abandonnée par une majorité de chancelleries européennes, dans les actes si pas dans le discours, sans que ses derniers défenseurs, dont la France, puissent peser pour en inverser la trajectoire.
Sommaire
1. Les européens abandonnent leur ambition d’autonomie stratégique, et reviennent vers le F-35 et les États-Unis
2. Le Commandant Suprême de l’OTAN prend parti pour les États-Unis aux dépens de l’Europe
3. Les européens incapables de penser leur émancipation de leur dépendance aux États-Unis
4. En dépit de sa dissuasion, la France demeure inaudible au sujet de l’autonomie stratégique européenne
5. Conclusion
1. Les européens abandonnent leur ambition d’autonomie stratégique, et reviennent vers le F-35 et les États-Unis
Après les interventions du vice-président américain, J.D. Vance, et de Pete Hegseth, le Secrétaire américain à la Défense, lors de la conférence de Munich, à la mi-février 2025, les dirigeants européens multiplièrent les déclarations et les réunions, en faveur d’un retour vers une plus grande autonomie stratégique, et une réduction sensible de la dépendance de leurs armées, aux équipements militaires américains.
Plusieurs annonces spectaculaires avaient été faites, alors, à ce sujet, comme le ministre de la Défense Portugais, qui déclarait vouloir trouver une alternative au F-35A américain pour remplacer ses F-16 en fin de vie, ou comme les déclarations venues d’Allemagne, laissant entendre une possible remise en question de l’acquisition de l’avion de combat de Lockheed Martin, et le remplacement du bouclier nucléaire américain, par celui de la France et de la Grande-Bretagne.
L’Union européenne, elle-même, s’empara du sujet, en présentant un montage permettant aux Etats européens de déduire les investissements de défense excédant 1,5% PIB, du décompte de leurs déficits publics de calcul, ainsi qu’une enveloppe d’investissements de 150 Md€, afin d’injecter, potentiellement, 800 Md€ supplémentaires dans les armées européennes d’ici à 2030.
À partir de la mi-mars, cependant, cette dynamique devint beaucoup plus discrète, tant au niveau européen que des Etats. Après quelques jours, seulement, les déclarations faites par les dirigeants européens, semblaient très différents de précédemment. Ainsi, de nombreux pays confirmèrent leur détermination à acquérir le chasseur furtif américain, comme la Pologne, la République tchèque, les Pays-Bas ou la Grèce.
Certains, comme la Grande-Bretagne, ou la Belgique, en profitèrent même pour annoncer la probable hausse des commandes à venir de F-35A.
Même le Portugal fit marche arrière, en annonçant que la nouvelle évaluation, pour remplacer ses F-16, intégrerait à nouveau le F-35A américain.
Ces deux dernières semaines, les chancelleries européennes ont fait montre d’un véritable enthousiasme pour confirmer leur attachement à acquérir le F-35 américain, parfois même, en plus grand nombre que prévu. Au temps pour l’autonomie stratégique européenne.
Quant au Danemark, pourtant directement menacé par les visées territoriales de la Maison-Blanche concernant le Groenland, il a, lui aussi, confirmé l’acquisition de ses F-35A, et laissé entendre que de nouveaux appareils de même modèle, pourraient même être commandés à l’avenir.
Au final, la situation, début avril 2025, dans ce dossier, s’avère, en de nombreux aspects, strictement identique à ce qu’elle était deux mois et demi plus tôt, avant l’investiture de Donald Trump, qu’il s’agisse du F-35, mais aussi du Patriot, de l’HIMARS et d’autres équipements clés vendus par l’industrie de défense US aux armées européens. À la différence que, du point de vue de Washington, les Européens ont montré, à présent, une faiblesse autorisant tous les excès, sans devoir craindre de riposte.
2. Le Commandant Suprême de l’OTAN prend parti pour les États-Unis aux dépens de l’Europe
Et de fait, sur le même intervalle de temps, les autorités américains ont multiplié les actes hostiles vis-à-vis de l’Europe, comme de l’ensemble de ses alliés proches, tant dans le domaine économique, comme les 20% de hausses de tarifs douaniers annoncés le 2 avril, mais aussi dans le domaine géostratégique, comme les attaques directes menées contre le Danemark, au sujet du Groenland.
À ce sujet, précisément, l’audition récente du général Christopher G. Cavoli, le Commandant Suprême Allié en Europe, ou SACEUR, qui commande les armées de l’OTAN, devant le Comité sénatorial des services armés du Congrès américain, démontre que l’objectif désigné par Donald Trump, pour intégrer le Groenland aux États-Unis, infuse à présent, au Pentagone.
Le général Christopher Cavoli, SACEUR de l’OTAN, a confirmé le rôle « stratégique » du Groenland pour la défense des Etats-Unis devant les sénateurs américain, avec des arguments pourtant très contestable. « L’accès à l’espace aérien et à l’espace aquatique trouvés au Groenland est absolument essentiel pour les États-Unis » a-t-il ainsi déclaré, face aux sénateurs américains, reprenant strictement la rhétorique de la Maison-Blanche, à ce sujet.
Pour justifier cette affirmation, le général américain a précisé que l’ile danoise contrôlait un des deux accès entre la mer de Norvège et l’Atlantique Nord, et constituait, de fait, un passage obligé pour les sous-marins russes de la flotte du Nord, pour rejoindre l’Atlantique et être en mesure de frapper la cote est des États-Unis de leurs missiles de croisière.
De fait, pour le général américain, qui commande l’ensemble des forces alliées de l’OTAN, les ambitions de la Maison-Blanche, pour faire du Groenland un bouclier stratégique afin de protéger les États-Unis, seraient donc justifiées, selon la présentation faite aux sénateurs américains.
Un tel discours est largement contestable, et ce, à plus d’un titre. D’abord, parce que l’OTAN peut s’appuyer, pour contrôler les 350 km séparant les côtes de l’Islande de celles du Groenland, sur les moyens déployés précisément en Islande, notamment sur la base aérienne de Keflavik, alors qu’un espace maritime si étroit, permet de maintenir des patrouilles particulièrement longues, pour les avions de patrouille maritime en charge de cette mission.
En outre, verrouiller la passe entre le Groenland et l’Islande, amènerait simplement les sous-marins russes à tenter de rejoindre l’Atlantique nord à partir du bras d’océan de 1000 km séparant l’Islande de l’Irlande et la Grande-Bretagne, avec les iles Fereo en son centre.
En d’autres termes, la menace des sous-marins nucléaires lance-missiles russes, notamment ceux de la classe Yasen-M, effectivement performants et discrets, sur la côte Est des États-Unis, ne sera nullement davantage contenue par le déploiement de moyens militaires américains sur l’ile danoise, leur déploiement à Keflavik, comme pendant la Guerre Froide, ayant le même résultat.
Le plus inquiétant, à ce propos, n’est pas tant de voir un général américain aller dans le sens de la Maison-Blanche pour soutenir le discours du président américain, fut-il infondé. Que ce discours vienne du général américain commandant l’ensemble des forces armées européennes dans le cadre de l’OTAN, sur un discours ne tenant compte que de l’augmentation cosmétique de la protection de la côte Est des États-Unis, sans jamais faire état de la menace que représentent ces mêmes Yasen-M, pour les côtes occidentales européennes, est beaucoup plus préoccupant.
De toute évidence, en effet, la protection de l’Europe ne représente plus une priorité pour l’homme en charge de commander les armées européennes. De manière intéressante, lorsque interrogé sur la possibilité de céder le poste de SACEUR à un général ou amiral européen, ce même général Cavoli a rapidement rejeté l’idée.
Le général Cavoli a précisé sa pensée, puisqu’il serait hors de question que les armes nucléaires américaines, déployées dans le cadre de l’OTAN, ne soient pas sous le contrôle direct d’un officier américain, ce qui, reconnaissons-le, a tout de même une certaine validité. On imagine mal, en effet, la France donner le contrôle d’une partie des Forces aériennes stratégiques, à un général allemand ou néerlandais, ce qui, au passage, pourrait être contraire aux accords internationaux sur la non-prolifération.
3. Les européens incapables de penser leur émancipation de leur dépendance aux États-Unis
Pour autant, en dépit de ces remises en question permanentes et croissantes, ces dernières semaines, des accords sécuritaires entre les États-Unis et l’Europe, et des menaces proférées par Washington, contre certains territoires souverains de membres de l’OTAN et de l’UE, il ne fallut que quelques semaines, à une immense majorité des européens, pour faire marche arrière, dans leurs postures visant à se tourner vers davantage d’autonomie stratégique.
Même le Danemark, directement dans le viseur de la Maison-Blanche, ne semble pas prêt à envisager de se détourner des équipements américains, qu’il s’agisse de ses F-35, ou de sa défense antiaérienne, alors que Copenhague n’a pas annoncé, à ce jour, et en dépit de ces tensions, l’exclusion du système Patriot américain, de l’appel d’offres visant à construire la défense antiaérienne et antibalistique du pays, face au SAMP/T NG franco-italien.
De toute évidence, les chancelleries européennes ne parviennent pas, tout simplement, à s’imaginer en dehors d’une forte dépendance technologique et militaire, vis-à-vis des États-Unis.
Pourtant, jamais le contexte n’a été autant favorable à une émancipation européenne dans ce domaine, alors que la protection militaire américaine est à présent, contestée par la Maison-Blanche, elle-même, et que les armées russes auront besoin de plusieurs années, après la fin du conflit ukrainien, pour retrouver un potentiel de manœuvre suffisant pour représenter une menace directe contre un des membres de l’OTAN.
Surtout, qu’il s’agisse des avions de combat, des systèmes antiaériens, des systèmes d’artillerie ou des hélicoptères, soit l’essentiel des moyens américains acquis par les armées européens auprès des États-Unis, des solutions alternatives existent le plus souvent en Europe, pas moins performantes, et souvent moins onéreuses, en particulier pour faire face aux équipements employés par les forces armées russes.
4. En dépit de sa dissuasion, la France demeure inaudible au sujet de l’autonomie stratégique européenne
En bien des aspects, la présente situation devrait permettre à la France de déployer avec forces ses arguments en faveur de l’autonomie stratégique européenne, sur le modèle appliqué par le pays pour sa propre autonomie stratégique. Par ailleurs, elle est le seul pays de l’UE doté d’une dissuasion nucléaire, et le seul, sur le continent européen, à disposer de cette dissuasion de manière totalement autonome, sans interférences potentielles des États-Unis.
Pourtant, la présente situation ne semble en rien permettre à la France, sa dissuasion et son industrie de défense, de prendre une position plus centrale en Europe. Bien au contraire, les prises de position des autorités françaises, dans le chaos du moment, paraissent parfaitement inaudibles en Europe.
En effet, la crédibilité de la France est lourdement handicapée, aujourd’hui, par l’instabilité politique dans laquelle se trouve le pays, incapable de former une coalition de gouvernement majoritaire au Parlement, pour lui permettre de prendre les mesures et les décisions nécessaires, pour se saisir des opportunités uniques qui s’offrent à elle.
En outre, incapable qu’elle est, de rétablir ses finances publiques, elle ne peut pas mobiliser les investissements nécessaires, pour atteindre rapidement le seuil de crédibilité requis, qui nécessiterait d’étendre ses forces armées, y compris sa dissuasion, ainsi que ses infrastructures industrielles de défense, pour devenir moteur en Europe, sur le sujet.
Pire, encore, la France souffre d’un excès de discours politiques, ne s’accompagnant pas de prises de positions budgétaires ou des décisions militaires requises pour les rendre crédibles et attractives, sur la scène européenne. Dès lors, ces discours français sont vidés de toute leur substance, comme c’était déjà le cas depuis plusieurs années, les rendant donc totalement inaudibles en dehors des frontières du pays.
5. Conclusion
On le voit, en dépit des espoirs générés, il y a quelques semaines, par les différentes prises de position, en faveur d’une véritable dynamique vers l’émergence d’une autonomie stratégique européenne, il semble bien que ce ne fut qu’un épiphénomène temporaire.
En effet, depuis quelques jours, toutes les chancelleries européens, ou presque, font marche arrière, notamment au sujet des équipements de défense américains, certaines profitant même du moment, pour annoncer l’acquisition de F-35 supplémentaires, dans un contre-pied dont seuls les européens ont le secret.
Que s’est-il passé entre la fin du mois de février, et le début du mois d’avril, pour expliquer un tel basculement des européens ? De toute évidence, une action a été menée, par Washington, pour remettre de l’ordre dans ce domaine, et surtout, pour remettre les européens dans sous le protectorat américain, qu’ils ont tant apprécié ces dernières décennies.
Même les pays les plus menacés par les États-Unis, comme l’Allemagne dont l’industrie automobile est directement menacée par les nouveaux droits de douanes américains, ou le Danemark, qui risque bien de se voir déposséder du Groenland, par le simple fait du prince américain, ne parviennent pas à sortir de cette torpeur, pas même par une réaction d’orgueil.
La France, qui a, depuis plusieurs décennies, alerté en Europe sur les risques d’une dépendance excessive à la protection et aux équipements militaires américains, aurait dû être la première à bénéficier de l’inflexion de la position des européens, qui était encore sensible, il y a quelques semaines.
Cependant, handicapée par sa situation politique et budgétaire, et aucune perspective pour effectivement, prendre un leadership pour convaincre les européens de persévérer vers l’autonomie stratégique, celle-ci est totalement inaudible en Europe, et incapable de prendre les décisions et initiatives qui pourraient, effectivement, crédibiliser son discours sur la scène européenne.
Dès lors, sauf nouveau revirement des dirigeants européens, et plus particulièrement de l’Allemagne, seule capable de réorienter la trajectoire européenne, face à la faiblesse française, il est probable que les européens auront raté, ces dernières semaines, une opportunité unique pour se doter d’une véritable autonomie stratégique, et d’un poids politique suffisant pour effectivement peser sur la scène internationale, au-delà de sa seule capacité à absorber les excédants industriels de ses partenaires commerciaux.
Pire encore, en montrant une telle soumission aux États-Unis, en dépit des prises de positions de plus en plus hostiles de Washington à leur encontre, les européens verront leur crédibilité internationale se détériorer encore davantage, face aux nations-puissances, capables, elles, de prendre de véritables décisions, pour protéger leurs intérêts stratégiques.
04.04.2025